NEWMAN EST-IL « THÉOLOGIEN » ? Keith BEAUMONT

Études newmaniennes  n°30 (2014)

Newman est reconnu universellement comme l’un des grands penseurs chrétiens des temps modernes. Beaucoup ont vu en lui un précurseur du second concile du Vatican. Plusieurs papes – notamment Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI1 – ont souligné la pertinence de sa pensée pour nos contemporains, et tous les papes depuis Pie XII ont souhaité le voir déclaré Docteur de l’Église. Comment peut-on alors poser la question : Newman est-il théologien ?  

Il était certainement capable de produire une série de synthèses théologiques puissantes et originales : ses Conférences sur la doctrine de la justification (1838), son Essai sur le développement de la doctrine chrétienne (1845), son Essai à l’appui d’une grammaire de l’assentiment (1870), sa Lettre au duc de Norfolk (1875), et sa très longue Préface (1877) au tome I de la Via Media, en constituent des exemples parmi d’autres. Suivant l’annonce par Pie IX de la convocation du premier concile du Vatican, de 1870, il fut sollicité par plusieurs évêques – dont celui d’Orléans, Mgr Dupanloup, chef de file des prélats réputés « libéraux » – pour être leur peritus ou expert théologique au concile. Et son élévation au cardinalat par Léon XIII en 1879 avait un double but : d’une part de le dédommager des longues années de mise à l’écart par une partie de la hiérarchie catholique anglaise, d’autre part d’accorder une reconnaissance au plus haut niveau à la valeur de sa pensée.   

Le refus par Newman de l’appellation « théologien » 

 Et pourtant, Newman refusait résolument qu’on le qualifie de « théologien ». En voici quelques exemples parmi d’autres : dans une lettre de 1867 à son ami et ancien collaborateur du Mouvement d’Oxford, Edward Bouverie Pusey, il affirmait : « je n’écris pas en tant que théologien, ce que je ne suis pas »[1] ; un an plus tard, il répéta au même correspondant : « je ne suis pas théologien »[2] ; au dominicain Reginald Buckley, il écrivit en 1870 : « je ne revendique aucunement d’être théologien »[3] ; et à Henry James Coleridge, il affirma même en 1871 son « ignorance en matière de théologie et de philosophie »[4].   Que signifient ces refus répétés ? Je voudrais en suggérer cinq raisons possibles.  

En tout premier lieu, beaucoup de ces refus s’expliquent par le contexte historique immédiat, celui des années qui précédèrent et suivirent immédiatement le premier concile du Vatican. Malgré des invitations pressantes, Newman refusa d’assister à ce concile, prétextant son âge (il allait avoir 69 ans en 1870), la fragilité de sa santé (il allait vivre cependant encore vingt ans) et son manque de compétence en matière de théologie. En réalité, il craignait sans doute d’être entraîné dans des débats envenimés touchant à la question de l’infaillibilité pontificale, dont chacun savait qu’elle serait au cœur des débats du concile. Refuser le titre de « théologien » constituait donc, en partie, une stratégie pour éviter d’être mêlé à la controverse. 

 Ensuite, il faut évoquer sans aucun doute les soupçons jetés sur l’orthodoxie de sa pensée depuis vingt-cinq ans. Newman avait souffert à plusieurs reprises en effet, comme catholique, d’attaques contre son orthodoxie. La nouveauté des idées exprimées dans l’Essai sur le développement avait donné lieu à des attaques de cet ordre en 18461847. En 1859, son article « De la consultation des fidèles en matière de doctrine » avait fait l’objet d’une délation à Rome par l’évêque de Newport et, par suite d’un extraordinaire « cafouillage » impliquant le primat de l’Église catholique en Angleterre, le cardinal Wiseman[5], l’occasion ne lui fut jamais donnée de s’expliquer auprès des autorités romaines qui, pendant huit ans, crurent à un refus obstiné et orgueilleux de sa part de se justifier. Il se savait aussi l’objet d’une sourde hostilité de la part du nouveau primat, le cardinal Manning, qui succéda à Wiseman en 1865, et d’une clique d’extrémistes réunis autour de lui qu’il qualifia pendant le concile, dans une lettre à son propre évêque, de « faction agressive et insolente »[6]. Même plus tard, cinq années après son élévation par Léon XIII au cardinalat[7], ses vues sur la question de l’inspiration biblique[8] – vues qui furent pleinement validées par le concile Vatican II dans sa Constitution dogmatique sur la Révélation divine, « Dei Verbum » – conduisirent certains auteurs de manuels de théologie destinés aux séminaires catholiques à mettre en doute de nouveau son orthodoxie10. Nier toute prétention à être théologien était donc pour Newman un mécanisme d’autodéfense, un moyen de désamorcer les attaques de ses adversaires.  

 Une troisième raison de son refus du titre de « théologien » se trouvait sans doute dans le fait que Newman n’avait jamais reçu une formation théologique systématique, ce dont il était tout à fait conscient. Bien que l’Université d’Oxford fût alors le principal lieu de formation du clergé anglican (le premier séminaire anglican ne fut fondé, à Cuddesdon près d’Oxford, qu’en 1854), et bien qu’il y eût quelques rares chaires de théologie, les cours dispensés (à la différence de ceux consacrés à l’Écriture Sainte) n’étaient pas obligatoires pour les candidats au ministère anglican. (Certains jeunes pasteurs anglicans, désireux de compléter leur formation théologique, allaient même jusqu’à rechercher une charge de vicaire ou de curé relativement légère afin de disposer du temps nécessaire pour faire cette étude après leur ordination !) Newman était donc dans une large mesure un autodidacte en matière de théologie, sa pensée théologique ayant été formée avant tout grâce à sa lecture personnelle des Pères de l’Eglise.  

On peut ajouter ensuite le fait que Newman était tout le contraire – par tempérament mais aussi en raison des circonstances – d’un homme qui aurait joui du temps et des conditions nécessaires pour élaborer lentement et systématiquement une pensée. Il en était douloureusement conscient : sa correspondance contient maintes plaintes à ce sujet. Et l’on sait que presque tous ses livres – la Grammaire de l’assentiment étant l’exception la plus évidente[9] – sont pour ainsi dire des « œuvres de circonstance », écrits pour répondre à un besoin immédiat, voire à un défi particulier.  

 Enfin, il y avait sans doute une cinquième raison encore à ce refus d’être considéré comme « théologien ». Et cette raison tient au sens même donné par Newman, et par d’autres à cette époque, à ce mot.  

 La théologie et la philosophie qui dominaient la pensée de l’Église catholique au XIXe siècle et pratiquement jusqu’au milieu du XXe siècle étaient celles qu’on qualifie habituellement de « scolastiques »12. La théologie scolastique était une création essentiellement conceptuelle ; qui plus est, elle était coupée des racines bibliques de toute théologie authentique, elle était coupée de l’histoire, et elle était sans lien avec l’expérience spirituelle. À l’époque de Newman, elle était devenue figée, sinon sclérosée, dans ses catégories de pensée[10]. Or, même si, comme catholique, Newman s’est cru obligé d’approfondir sa connaissance de la scolastique, et s’il cite dans certains de ses ouvrages des auteurs scolastiques, il ne s’est jamais senti complètement à l’aise avec ses cadres de pensée. (L’une des rares critiques formulées – par les jésuites de la revue The Month – à l’égard de la Grammaire de l’assentiment était son peu de conformité avec la théologie et la philosophie scolastiques !)  

 La vraie question n’est donc pas : Newman est-il théologien ? mais plutôt : de quelle manière Newman est-il théologien, ou bien : quel genre de théologien est-il ? C’est cela qui constituera le véritable sujet de cet article. Et pour cela, nous devons commencer par examiner les trois sources principales de sa pensée, qui sont la Bible, les Pères de l’Église et sa propre expérience spirituelle. Ce faisant, nous serons amenés à poser la question des rapports entre théologie et vie spirituelle, et à examiner la pensée de Newman à ce sujet14.  

Les sources bibliques  

 L’importance centrale de la Bible dans la pensée de Newman n’est plus à démontrer. Un outil de travail qui permet d’en juger, pour les Sermons paroissiaux, est le précieux appendice des références bibliques dans l’édition en un volume publiée par Ignatius Press15. Mais une question tout aussi importante, pour Newman comme pour 

d’une philosophie catholique digne de ce nom. Léon XIII, en appelant vers la fin du siècle au renouveau des études thomistes, cherchait à combler presque un vide !  

  1. Bien entendu, notre manière de concevoir la théologie, en ce début du XXIe siècle, a beaucoup évolué par rapport aux conceptions d’il y a 150 ans. On a assisté à un retour massif aux racines bibliques de la théologie, et à une prise en compte progressive mais réelle de l’histoire dans laquelle Newman lui-même a joué un rôle important. Dans une conférence de 1990, le cardinal Joseph Ratzinger déclara que les deux enseignements de Newman sur la conscience et sur le développement de la doctrine constituent une « contribution décisive au renouveau de la théologie ». Il ajoute que Newman lui apprit, ainsi qu’à ses compagnons de séminaire, à « penser la théologie historiquement » ou à « penser historiquement en théologie » (Theologie geschichtlich zu denken) (« Newman gehört zu den grossen Lehrern der Kirche », in John Henry Newman, Lover of Truth, Rome, Pontificia Universitas Urbaniana, 1991, p. 144-145). Il reste quand même une question fondamentale : qu’en est-il aujourd’hui du lien entre réflexion théologique et vie spirituelle ?  
  2. Parochial and Plain Sermons, San Francisco, Ignatius Press, 1987, 1753 p., avec un avant-propos de Louis Bouyer.  

n’importe quel penseur chrétien, est celle-ci : quels livres ou quels auteurs bibliques privilégie-t-il ?  

 Dans le cas de Newman, ses préférences vont très nettement à deux auteurs avant tout, saint Jean et saint Paul. Or, c’est chez ces deux auteurs que le thème d’une relation vécue intérieurement avec Dieu le Père, par le Christ et dans l’Esprit Saint, est souligné avec le plus de force. C’est chez eux aussi qu’il a trouvé le thème de l’Esprit Saint qui « demeure » ou qui « habite » en nous (dans le langage théologique, on parle de l’« inhabitation »16 de l’Esprit), qui deviendra une pièce maîtresse de ses sermons anglicans et de ses Conférences sur la doctrine de la justification (1838)[11]. Autrement dit, la théologie proposée par Newman est une théologie spirituelle, au sens le plus littéral du terme : le mot « spirituel » en français venant, à travers le latin spiritualis, du grec pneumatikos, lui-même dérivé de pneuma, employé par saint Paul, et par la tradition chrétienne à sa suite, pour désigner l’Esprit Saint[12].  

  1. Le terme anglais employé par Newman est « the indwelling ». Le mot français est peu élégant, et ambigu, le « in » pouvant être compris comme privatif : un ami notaire a fait remarquer à l’auteur de cet article que, dans le langage notarial, une maison « inhabitée » est vide 

Les sources patristiques : le lien entre théologie, morale et vie spirituelle  

On connaît la passion de Newman pour les Pères de l’Église et son étude systématique des écrits de ceux-ci, selon ce qu’il nous dit dans l’Apologia, à partir de 1828. On connaît aussi ses articles parus dans le British Magazine entre 1833 et 1837 sous le titre de « Lettres sur l’Église des Pères », articles rassemblés dans un volume en 1840 sous le titre The Church of the Fathers (« L’Église des Pères »)[13]. On connaît enfin sa participation active, à travers traductions, préfaces et commentaires, au projet de Pusey de la publication, en traduction anglaise, d’une Bibliothèque des Pères de la Sainte Église catholique antérieurs à la division entre l’Orient et l’Occident (entreprise qui s’échelonna finalement, sous la direction de Pusey, sur un demi-siècle). Il faut signaler aussi que sa période de « retraite monastique » à Littlemore avant de rejoindre l’Église catholique fut consacrée en partie à la traduction annotée de deux volumes des écrits de saint Athanase, publiés en 1842 et 1843 sous le titre Traités choisis de saint Athanase, archevêque d’Alexandrie, dans sa controverse avec les ariens.  

 Les questions essentielles posées par cette passion pour les Pères de l’Église sont cependant : quels sont les Pères qui l’ont le plus marqué ? et en quoi ceux-ci ont-ils influencé sa propre pensée ?  

 S’il cite ou étudie des Pères latins – Cyprien de Carthage, Hilaire de Poitiers, Jérôme, Martin de Tours, Benoît de Nursie, et avant tout Augustin – sa préférence va très nettement aux Pères grecs : Clément d’Alexandrie, Origène, Antoine le Grand, Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse, Cyrille de Jérusalem. Trois noms en particulier attirent son attention : saint Basile de Césarée, saint Jean Chrysostome et surtout saint Athanase, « le champion de la vérité » comme il l’appelle dans l’Apçologia, qui dut subir cinq fois l’exil en raison de sa défense obstinée de la doctrine trinitaire.  

Que dit-il au sujet des Pères ? La réponse à cette question peut paraître décevante. Dans l’Apologia, il limite volontiers ses observations et remarques au rôle joué par les Pères dans son détachement progressif de l’anglicanisme. Ailleurs, il affirme explicitement que ce sont les Pères qui l’ont conduit vers le catholicisme : par exemple, dans une conférence de 1850 il déclare que les « écrits des Pères » constituèrent « l’unique cause intellectuelle de son renoncement à la religion dans laquelle il était né » et qu’« il rejoignit l’Église Catholique tout simplement parce qu’il la croyait être, elle seule, l’Église des Pères »[14]. Et dans sa Lettre à Pusey de 1867 il répète : « ce sont les Pères qui ont fait de moi un catholique »[15]. Dans ses nombreux essais où il esquisse un portrait de l’un ou l’autre Père, il se concentre en général sur l’homme plutôt que sur sa pensée, sans doute parce qu’il s’intéresse surtout ici à la sainteté personnelle de ces hommes : ses esquisses patristiques constituent avant tout des portraits de saints.  

Newman parle peu donc de la doctrine de ces hommes, et en particulier de leur doctrine spirituelle. Si nous voulons connaître celleci, nous devons nous tourner vers ses sermons anglicans et vers ses Conférences sur la doctrine de la justification (1838). Il est vrai que, dans ses sermons, Newman, qui ne cesse de citer la Bible, ne cite jamais le nom d’aucun Père ; mais c’est sans doute d’une part parce que la chose ne convenait guère au genre littéraire du sermon, et d’autre part parce qu’il avait tellement assimilé la pensée de certains Pères qu’il avait fini par la faire sienne.  

Bon nombre des thèmes traités dans ces sermons trouvent un parallèle chez de nombreux Pères : par exemple, une conception de l’Église comme corps du Christ et même comme son « corps mystique » (plus d’un siècle avant l’encyclique de Pie XII, Mystici corporis, de 1943, et cent trente ans avant le concile Vatican II, Newman a retrouvé cette doctrine paulinienne et patristique) ; une insistance sur l’importance des deux dogmes de la Trinité et de l’Incarnation ; la doctrine de l’« inhabitation » (the indwelling) de l’Esprit Saint ; et le rapport entre vie morale ou éthique d’une part et foi et vie spirituelle de l’autre.   

Mais plus qu’un ensemble de thèmes empruntés aux Pères ou inspirés par eux, Newman a trouvé chez eux une manière de penser. Or, les Pères ignorent la séparation, qui se fera de plus en plus dans la pensée chrétienne occidentale à partir du XIVe siècle, entre les trois domaines de la théologie, de la morale et de la vie spirituelle.  

Chez les Pères, le « théologien » est d’abord et avant tout un homme qui cherche Dieu dans la lecture méditative et fervente de la Bible, ou même tout simplement dans la prière. Ainsi, pour saint Grégoire de Nysse dans sa Contemplation sur la vie de Moïse, écrite vers la fin du IVe siècle, c’est la « contemplation »[16] de Dieu qui constitue la « théologie » véritable. Diadoque de Photicé, moine devenu évêque au Ve siècle, identifie « l’âme théologienne » et « l’âme contemplative » ; et ce n’est, selon lui, qu’après avoir acquis cette expérience de Dieu que la « théologie » peut légitimement devenir un « discours sur Dieu »[17]. Enfin, citons la formule, devenue aujourd’hui célèbre, d’Évagre le Pontique, l’un des Pères du désert mort en 399 : « Si tu es théologien, tu prieras vraiment, et si tu pries vraiment, tu es théologien »[18].  

Ce sens du mot « théologien », et ce lien étroit entre ce que nous appelons la théologie et la vie spirituelle, est souligné par un spécialiste de l’histoire de la spiritualité, Aimé Solignac : 

depuis les Pères jusqu’au XIIIe siècle, la theologia reste liée à la vie spirituelle (même, dans une certaine mesure, chez Abélard). Elle désigne toujours une manière de « connaître Dieu » et de « parler de Dieu ».[19]

 Dans la pensée des Pères, d’ailleurs, ce n’est qu’à partir d’une certaine « connaissance » de Dieu qu’on a le droit de « parler » de lui. Le « discours » théologique dépend d’une certaine « expérience » de Dieu pour sa légitimité.   

 Qui plus est, « théologie » et morale (ou éthique) sont également, dans la pensée de l’époque, intimement liées. La « connaissance » intérieure et spirituelle de Dieu suppose un long travail de purification intérieure ; selon Solignac toujours,  

[e]lle présuppose […] et en même temps favorise, l’humble soumission de l’esprit humain au mystère divin, l’ouverture du cœur et du vouloir au salut et à la sanctification que promettait l’Ancien 

Testament et que réalise le Nouveau.[20]

Jusqu’au milieu du XIIe siècle […] theologia se rapporte immédiatement à la connaissance de Dieu et cette connaissance, pour être authentique, implique toujours une attitude spirituelle, au moins dans la littérature chrétienne.[21]

            Ainsi, beaucoup parmi les Pères insistent sur le fait que la compréhension de la Bible dépend de cette purification intérieure. 

Clément d’Alexandrie (v. 150-220) affirme que  

les Écritures veulent en effet qu’à ceux-là seuls qui les fréquentent assidûment et dont la foi et la façon de vivre tout entière sont éprouvées, appartiennent ce qui est vraiment philosophie et la vraie théologie [22]  

Et saint Athanase déclare que l’homme qui « veut comprendre la pensée des “théologiens” doit au préalable purifier sa manière de vivre »[23].  

 Plus généralement, les Pères insistent sur la nécessité de ce travail sur soi et sur celle d’une purification intérieure chez celui qui veut « voir » Dieu.  Saint Augustin, parmi d’autres, emploie l’image des « yeux » qu’il faut nettoyer ou purifier si l’on veut « voir » la « lumière » : 

Il en est qui, avant de croire, voudraient par eux-mêmes découvrir la vérité pure et immuable. Or seuls la foi et un cœur purifié leur permettront de la contempler : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu » [Mt 5, 8]. Sinon ils ressembleraient à des aveugles qui croient guérir en tournant vers le soleil leurs yeux éteints. Qui peut contempler la lumière avant d’avoir recouvré la vue ?[24]

 Pour Diadoque de Photicé, cette préparation spirituelle comporte tout particulièrement la recherche de la pauvreté : le « charisme de la théologie » n’est « préparé par Dieu qu’à celui qui se prépare soi-même en se dépouillant de ses biens pour l’Évangile de Dieu afin qu’il annonce, dans une pauvreté aimée de Dieu, la richesse de son royaume »[25]. Enfin, maintes et maintes fois, Les Pères commentent la sixième des béatitudes matthéennes : « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu »[26] (le mot « pur » possédant ici le sens qu’il conserve dans l’expression « chimiquement pur », c’est-à-dire un, unifié, sans mélange). Ainsi, saint Augustin utilise encore la belle image de la « maison » qu’il faut nettoyer et ranger pour évoquer la nécessité de mettre en ordre notre vie intérieure si nous voulons « voir » Dieu :  

Tu me dis : « Montre-moi ton Dieu. » […] Je te réponds : « Regarde un peu ton cœur. Tout ce que tu y vois qui puisse attrister Dieu, ôtele. » Dieu veut venir en toi. Écoute le Christ, ton Seigneur : « Mon Père et moi irons à lui, et nous habiterons en lui » [Jn 14, 23]. Voilà la promesse de Dieu. Si moi, j’annonçais ma visite, tu nettoierais ta maison. Et c’est Dieu qui veut venir en ton cœur et tu ne te hâtes pas de le nettoyer ?[27]  

On constate en revanche, à partir du XIVe siècle, la perte progressive de cette vision unifiée[28]. La théologie « des écoles » ou « scolastique » qui est enseignée dans les nouvelles universités devient de plus en plus purement conceptuelle et abstraite, ses praticiens (oubliant la mise en garde de saint Paul contre la « science » qui peut être source d’orgueil35) tendant à considérer les auteurs spirituels avec un certain mépris, comme des penseurs intellectuellement inférieurs. Ces derniers, à leur tour, ripostent de la même manière : l’auteur du plus grand classique de la spiritualité médiévale, L’Imitation de NotreSeigneur Jésus-Christ, au XVe siècle, affiche à son tour un mépris profond pour les « théologiens ».  

Cette situation de clivage est bien décrite par Servais-Théodore Pinckaers : 

On constate, en effet, qu’il s’est produit, dès la fin du Moyen Age, une séparation croissante entre la théologie, qui a acquis son statut scientifique avec la scolastique, et la mystique ou la doctrine spirituelle liée à l’expérience selon la foi et l’amour. Nous trouvons, d’un côté, une théologie qui se raidit dans ses constructions rationnelles, au risque de se scléroser, et, de l’autre, une expérience spirituelle vivante, mais en peine d’une théologie qui la soutienne et la dirige.[29]  

 L’écart se creuse aussi entre morale et vie spirituelle. Au lieu d’être comprise comme une forme d’« entraînement » spirituel destinée à rendre l’homme plus « présent » à Dieu et plus « capable » d’accueillir en lui sa présence, la morale devient de plus en plus une affaire « extérieure », pour ainsi dire. Elle consiste à obéir aux commandements et aux lois, afin d’être bien vu ou jugé par Dieu. Sous l’effet de la philosophie « nominaliste » de Guillaume d’Occam, la conceptionmême de Dieu semble subir une évolution progressive : Dieu paraît de plus en plus extérieur à l’homme, de plus en plus lointain. Sa « volonté » revêt un caractère impérieux et même, en apparence, arbitraire. (C’est cette évolution qui explique, parmi d’autres choses, l’angoisse de Luther au sujet de son propre « salut », et la doctrine calvinienne de la « prédestination ».)  

Or, Newman – pour autant que la chose soit possible pour un homme de la « modernité » – partage la vision patristique des rapports entre ce que nous appelons, aujourd’hui, les trois domaines de la théologie, de la spiritualité (ou plus exactement, de la vie spirituelle) et de la vie morale ou éthique37. S’il apparaît à certains critiques comme un pourfendeur d’hérésies quelque peu obsédé par cette recherche38, c’est parce qu’il est intimement convaincu de l’importance de ce rapport. Par exemple, en étudiant l’hérésie arienne des IVe et Ve siècles, il voit des parallèles entre la mentalité qui a donné naissance à cette hérésie et celle qui sous-tend le « libéralisme » de son époque : l’une et l’autre tendent à évacuer du christianisme la dimension du « mystère » – c’està-dire toute dimension authentiquement spirituelle– au profit d’un « rationalisme » (qui est en réalité une forme d’intellectualisme) et d’un simple moralisme.  

Pour emprunter une formule qu’il m’arrive souvent d’employer, Newman est convaincu que notre manière de penser Dieu est déterminante pour la manière dont nous le prions et le cherchons – ou, inversement, pour notre incapacité, ou notre refus, de le faire. La pensée – la réflexion théologique – se trouve mise chez lui au service de notre vie spirituelle.  

En même temps, il est vivement conscient des rapports qui existent entre morale (ou éthique) et vie spirituelle. Aussi rigoureuses que paraissent les exigences morales formulées dans ses sermons, il ne tombe jamais dans le piège d’un simple moralisme : chez lui, la morale est conçue, du moins implicitement mais souvent explicitement aussi, comme une forme d’« entraînement » spirituel destinée à nous rendre plus « disponibles » à Dieu, plus « réceptifs » de sa présence en nous.   

L’expérience spirituelle de Newman

 La troisième source de la théologie de Newman est le témoignage apporté par sa propre expérience spirituelle : c’est-à-dire, selon le sens étymologique et traditionnel du mot « spirituel », par son expérience de Dieu. Les témoignages qu’il nous donne de cette expérience sont rarement directs. Il existe néanmoins quelques passages de ce type, par exemple dans ces deux extraits de l’Apologia : 

Je suis catholique en vertu de ma croyance en un Dieu ; si l’on me demande pourquoi je crois en un Dieu, je réponds : c’est parce que je crois en moi-même. Car je sens qu’il est impossible de croire à ma propre existence (fait dont je suis certain) sans croire aussi à l’existence de Celui qui vit dans ma conscience comme un Être personnel, qui me voit et qui me juge totalement.[30]

Comme je l’ai déjà dit, l’existence de Dieu est pour moi aussi certaine que mon existence propre, même si, lorsque j’essaie de donner une forme logique aux bases de cette certitude, je n’y parviens pas de façon satisfaisante selon les règles de l’art. […] N’était cette voix qui parle si clairement en ma conscience et en mon cœur, je serais devenu athée, panthéiste ou polythéiste après avoir contemplé le monde.[31]

Un autre témoignage, plus confidentiel, se trouve dans des notes rédigées en latin à Rome en 1847, au cours de la retraite préparant à son ordination dans l’Église catholique. Faisant son examen de conscience et passant en revue sa vie passée, Newman commence par énumérer ses fautes diverses et en particulier par se reprocher la tiédeur connue vingt ans auparavant, vers 1827, lorsqu’il a failli succomber à la tentation du « libéralisme » : 

Mais, quand je me suis mis à appliquer mon intelligence aux choses sacrées, à lire et à écrire, il y a vingt ans et plus, bien que ce que j’écrivais fût dans l’ensemble vrai et utile, alors, tout d’abord, je perdis la spontanéité et l’ingénuité de ma foi […] ; puis je perdis ma confiance dans la parole de Dieu. Je ne perdis pas encore la gaieté ni la bonne humeur ; au milieu de mes amis et des autres gens, j’étais affable et enjoué, mais, peu à peu, mon ancienne confiance dans l’immense charité de Dieu à mon égard et dans l’efficacité de la prière s’évanouit.  

Puis il ajoute cette mention révélatrice : 

Je ne perdis pas pourtant mon sens intime de la présence divine en tout lieu, ni une bonne conscience et la paix de l’âme qui en découle […].[32]   

 À travers ces deux extraits de l’Apologia, en particulier, Newman pose, implicitement, la question du rapport entre réflexion théologique et expérience spirituelle, question qui reste encore problématique dans certains instituts d’enseignement théologique, pour lesquels la théologie ne peut être et ne doit être qu’un pur produit de la pensée. Tel n’est manifestement pas l’avis de Newman.  

La nécessité du « dogme » 

 Tout au long de sa vie, Newman a mené un combat acharné contre ce qu’il appelle le « libéralisme » (qu’il définit dans l’Apologia comme « le principe antidogmatique »[33]) et en faveur du « dogme ». De quoi s’agit-il ? Quel est le sens de ce combat ? 

Il faut comprendre le mot « dogme » ici non pas dans le sens péjoratif qu’on lui donne trop souvent aujourd’hui, mais dans son sens chrétien traditionnel : les dogmes sont les formulations, longuement et mûrement élaborées par des théologiens, puis définies et promulguées solennellement par des papes et des conciles, des grandes vérités concernant leMystère divin.  

Sa « découverte » du dogme remonte à l’époque de l’expérience de 1816, celle de sa première « conversion » et celle où il fait aussi la double découverte de « deux êtres, et deux êtres seulement, absolus et s’imposant avec une évidence lumineuse : moi-même et mon Créateur ».[34] La découverte du dogme le conduit à découvrir et à approfondir le sens de l’« Église » : car l’existence du dogme suppose et appelle celle de l’Église, c’est-à-dire d’un corps chargé de la définition, de la validation et de la transmission des dogmes.    

Mais l’importance qu’il accorde au dogme vient aussi de sa saisie, intuitive ou consciente, des rapports étroits qui existent entre théologie et vie spirituelle. Le « libéralisme », quand il ne débouche pas tout simplement sur l’incroyance, réduit le christianisme à une simple morale et à un « jeu » intellectuel, à une affaire d’« opinion » personnelle et subjective. Le dogme, en revanche, sauvegarde et protège le « Mystère » de Dieu : c’est-à-dire, la reconnaissance de la possibilité, pour l’homme, de vivre, au plus profond de lui-même, une relation avec ce Dieu mystérieux qui vient « habiter » en nous[35]. Certes, Newman est pleinement conscient de l’inadéquation de tout langage qui cherche à parler de Dieu – il le reconnaît à plusieurs reprises dans les derniers Sermons universitaires –, mais il est convaincu en même temps de l’absolue nécessité du langage dogmatique, malgré ses limites, car celui-ci nous oriente dans notre recherche d’une relation vécue avec Dieu[36].  

L’affirmation des dogmes – en particulier ceux de la Trinité, de l’Incarnation et de l’« inhabitation » (indwelling)de l’Esprit Saint – vise donc à sauvegarder la possibilité pour l’homme de vivre une relation intérieure et spirituelle, voire « mystique », avec Dieu. À l’inverse, leur refus entraîne à son tour le refus d’une telle recherche. Bien qu’elle ne soit pas formulée explicitement par Newman, cette intuition semble avoir joué un rôle clé dans sa pensée. Tout son combat contre le « libéralisme » et en faveur du « dogme » vise en effet à remettre au cœur du christianisme la recherche de Dieu, non pas simplement comme l’« objet » d’une réflexion mais aussi et avant tout comme le « sujet » d’une rencontre[37].

Assentiment « notionnel » et assentiment « réel »

 Concluons par une réflexion sur la pertinence à notre sujet de la distinction faite par Newman dans la Grammaire de l’assentiment entre l’assentiment « notionnel » et l’assentiment « réel » (ce dernier terme, en anglais real, conservant le sens du mot latin res, qui désigne une chose ou un objet, ou encore une personne)[38]. Le premier est l’assentiment donné à des « notions », ou à des idées ou des concepts : c’est le domaine propre, et nécessaire, de la « théologie ». Le deuxième est l’assentiment donné à une personne dans le cadre d’une relation ; c’est, dans le langage de Newman, le domaine de la « religion » ; nous pourrions légitimement substituer à ce dernier terme celui de « vie spirituelle ».   

Donner un assentiment réel est un acte de religion ; donner un assentiment notionnel est un acte de théologie. L’imagination religieuse en discerne le contenu, s’y repose et se l’approprie comme une réalité ; l’intellect théologique s’en saisit comme d’une vérité.[39]  

La théologie, au sens propre et direct du mot, a affaire à l’appréhension notionnelle ; la religion à l’appréhension imaginative.[40]  

 Il n’y a ici aucune critique à l’égard de la théologie. Newman insiste sur sa nécessité, il s’en fait le défenseur, et plaide, surtout dans la Préface du volume I de la Via Media (1877), en faveur de la liberté du théologien. Seulement, la théologie est une activité intellectuelle, qui doit être mis au service de la « religion », qui est l’objet d’un engagement personnel, ou d’une relation. Ce qui est « réel », c’est ce qui est vivant, ce qui agit en nous ou sur notre esprit, ce qui motive et détermine nos actions, et surtout ce qui constitue notre vie spirituelle, c’est-à-dire notre relation vécue avec Dieu.  

Comment passer du « notionnel » au « réel », de la « théologie » à la « religion » (ou à la vie spirituelle) ? La question est posée par Newman dans les termes suivants : 

Puis-je arriver à quelque assentiment plus vivant concernant l’Être de Dieu que celui qui est donné à de pures notions de l’intellect ? 

Puis-je entrer, par une connaissance personnelle, à l’intérieur du cercle de vérités qui composent cette grande vérité ? Puis-je m’élever jusqu’à ce que j’ai appelé une appréhension imaginative de cette vérité ? Puis-je croire comme si je voyais ?[41]  

Ce n’est pas le lieu ici de rechercher la réponse de Newman à cette question dans toute son étendue et sa complexité. Constatons simplement son insistance sur le fait que la « théologie » et la « religion » (ou la vie spirituelle) doivent impérativement s’articuler. Et cette articulation va dans les deux sens : si nous sommes invités à penser Dieu, c’est pour mieux pouvoir le prier. Mais en même temps la prière – et la vie spirituelle tout entière – ont besoin d’un soubassement théologique bien réfléchi, sous peine de dériver vers la simple affectivité ou vers des conceptions erronées de ce que peut et doit être notre relation à Dieu.  

Notons aussi, enfin, que pour Newman, comme pour les Pères de l’Église, morale et vie spirituelle doivent s’articuler : notre relation vécue avec Dieu dépend aussi de nos « dispositions » morales : c’est parce que « nous ne sommes pas assez bons » que souvent « le dogme est beaucoup trop une notion théologique, bien trop peu une image vivante au-dedans de nous ».51  

Bref, comme la théologie façonne nos idées sur Dieu et nous aide (ou doit nous aider) à mieux le chercher, la morale – loin de se vivre dans l’extériorité, pour ainsi dire, comme simple obéissance à des lois et à des commandements – doit être conçue comme une forme d’entraînement spirituel. Le but, dans les deux cas, est la rencontre avec Dieu.  


[1] Lettre du 14 novembre 1867, Letters and Diaries, XXIII, p. 369. 

[2] Lettre du 14 novembre 1868, ibid., XXIV, p. 171.   

[3] Lettre du 15 avril 1870, ibid., XXV, p. 100.   

[4] Lettre du 5 février 1871, ibid., XXV, p. 279.   

[5] Voir, dans ce même numéro des Études Newmaniennes, l’article de Jacqueline Clais sur Newman et Wiseman.  

[6] Lettre du 28 janvier 1870 à Mgr William Bernard Ullathorne, Lettters and Diaries, XXV, p. 19. 

[7] Une réaction de Newman au moment de son élévation au cardinalat est éloquente ici. Il était moins sensible à l’honneur personnel qu’à la reconnaissance de la validité de sa pensée et de ses livres. Il s’était exclamé alors, en parlant d’un de ses adversaires catholiques les plus virulents, W. G. Ward : « Au moins, Ward ne pourra plus dire que je suis hérétique ! »  

[8] Voir les deux articles de 1884 sur l’inspiration biblique, republiés dans Stray Essays (1890), et notre étude sur « Newman et la question de l’inspiration biblique » dans Newman et la Bible. Études Newmaniennes n° 29 (2013), p. 143-164.  10 Et ce n’était pas fini. Le fait que certains théologiens et exégètes qualifiés par Rome de « modernistes » se soient réclamés de l’autorité de Newman a conduit à jeter le soupçon sur celui-ci à son tour, à titre posthume. Bien que le pape Pie X ait reconnu explicitement son orthodoxie, ce soupçon semble avoir continué à exister dans certains bureaux romains jusqu’à la veille du IIe concile du Vatican. Voir Keith Beaumont, « The Reception of Newman in France at the Time of the Modernist Crisis », in Receptions of Newman, edited by Frederick Aquino and Benjamin J. King, Oxford University Press (à paraître).  

[9] Même la Grammaire, cependant, était pour une part le fruit d’un dialogue s’échelonnant sur plusieurs décennies avec un ami agnostique, William Froude.  12C’est-à-dire, « des écoles ». Cette théologie, qui a succédé à ce que Dom Jean Leclercq a appelé la théologie « monastique », est née dans les nouvelles universités créées un peu partout en Europe occidentale à partir du XIIIe siècle. Elle est devenue progressivement de plus en plus purement conceptuelle, séparée de la vie spirituelle. Il faut noter cependant que cette dernière remarque ne s’applique pas au XIIIe siècle : les deux plus grands théologiens de l’époque, saint Thomas d’Aquin et saint Bonaventure, sont à la fois des intellectuels et de grands spirituels, tant dans leur vie personnelle que dans leur enseignement. On peut ajouter que saint Thomas emploi peu le mot « théologie », préférant celui de sacra doctrina, le titre Summa theologiae (« Somme de théologie ») ayant été donné à ses cours dispensés à l’Université de Paris par ses étudiants après sa mort. Selon Yves Congar, « theologia ne se rencontre que trois fois dans le texte authentique [de la Summa], tandis que l’expression sacra doctrina se rencontre près de quatre-vingts fois : et encore theologia n’y est-il pas pris au sens actuel du mot théologie, mais au sens étymologique de considération ou discours sur Dieu » (article « Théologie », Dictionnaire de Théologie catholique, tome 15/1, col. 346). 

[10] Lorsque Newman fut envoyé à Rome en 1846-1847 afin de « compléter » sa théologie, il fut stupéfait de découvrir le faible nouveau de la pensée théologique qui régnait alors dans les milieux romains, et la quasi-inexistence, à ses yeux, 

[11] Pour un approfondissement de ces questions, voir les chapitre 5 (« Trinité, Incarnation et vie spirituelle » et 6 (« Salut et vie spirituelle ») de notre Dieu intérieur : la théologie spirituelle de John Henry Newman, Ad Solem, 2014.  

[12] Cf. par exemple 1 Co 2, 10 – 3, 3, l’un des textes fondateurs de la spiritualité chrétienne. Paul conçoit l’homme, vivant de la vie du Christ Ressuscité, comme étant composé de trois « dimensions », désignées respectivement par les termes de sarkikospsuchikos et pneumatikos. Le premier terme est habituellement traduit par « charnel ». Le deuxième, qui désigne la vie de l’esprit ou de l’intelligence (psuchè), est rendu tantôt par « psychique », tantôt par « naturel » ; il a si peu le sens de « spirituel » qu’il est même traduit en anglais, dans la Revised Standard Version de la Bible, par « unspiritual » !  Enfin, c’est le troisième terme, pneumatikos, qui se trouve traduit par spiritualis et « spirituel ».  

 Aujourd’hui, il règne une immense confusion concernant le sens des mots « spirituel » et « spiritualité », confusion qui fait penser à cette parole du personnage de Humpty Dumpty dans De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll : « Quand j’emploie un mot, il possède très exactement le sens que je choisis de lui donner, ni plus ni moins » (« When I use a word, it means just what I choose it to mean – neither more nor less »). (Lewis Carroll, Alice Through the Looking Glass.) Dans ce contexte, même si le sens paulinien, qui est aussi le sens chrétien traditionnel, ne s’impose pas, sa redécouverte peut éclairer utilement le débat.  

[13] De nouvelles éditions, qui témoignent du succès de l’ouvrage, furent publiées en 1842, 1857 et 1868. Il fut ensuite intégré en 1872 au volume II des Historical Sketches.  

[14] Certain Difficulties Felt by Anglicans in Catholic Teaching, Longmans [normal edition], I, p. 367.  

[15] Lettre à Pusey. Lettre à un frère séparé sur la dévotion mariale des catholiques. Introduction, traduction et notes de Jean Stern, m.s., Ad Solem, 2002, p. 41.  

[16] On trouve ici un exemple de la manière dont le sens des mots change : le mot employé par Grégoire pour parler de ce que nous appelons « contemplation » est theoria. Entre les Pères et nous, on voit à l’œuvre, au niveau du langage, un processus d’intellectualisation.  

[17] Cité par Aimé Solignac s.j., article « Théologie », Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, tome 15, col. 470. 

[18] Traité de l’oraison, cité par Aimé Solignac, art. « Prière », ibid., tome 12, col. 2259.  

[19] Article « Théologie », ibid., tome 15, col. 481.  

[20] Ibid., loc. cit.  

[21] Article « Théologie », ibid., tome 15, col. 463-464. C’est l’auteur qui souligne. 

[22] Stromates, 9, 56, 3, Le Cerf, Sources Chrétiennes n° 278, p. 114-116.

[23] Cité par Aimé Solignac, art. « Théologie », ibid., tome 15, col. 467. 

[24] Augustin d’Hippone, Sermon 346. 

[25] Cité par Aimé Solignac, art. « Théologie », ibid., tome 15, col. 470. 

[26] Mt 5, 8. Traduction de la Bible de Jérusalem.  

[27] Augustin d’Hippone, Sermon 261. 

[28] Il semblerait que cette évolution se soit limitée à l’Occident. Selon le théologien orthodoxe Vladimir Lossky, dans un livre qui a eu un certain impact sur la pensée catholique il y a 70 ans, la théologie des Églises orthodoxes ou orientales n’a pas connu cette séparation : « La tradition orientale n’a jamais distingué nettement entre mystique et théologie, entre l’expérience personnelle des mystères divins et le dogme affirmé par l’Église. […] Loin de s’opposer, la théologie et la mystique se soutiennent et se complètent mutuellement. L’une est impossible sans l’autre […]. Il n’y a donc pas de mystique chrétienne sans théologie, mais surtout, il n’y a pas de théologie sans mystique. […] La mystique est […] considérée […] comme la perfection, le sommet de toute théologie, comme une théologie par excellence. » (Théologie mystique de l’Église d’Orient, Paris, Aubier, 1944, p. 6-7). 35 Cf. 1 Co 8, 1 : « la science enfle ; c’est la charité qui édifie ». 

[29] Servais-Théodore Pinckaers o.p., La Vie selon l’Esprit. Essai de théologie spirituelle selon saint Paul et saint Thomas d’Aquin, Luxembourg, Éditions Saint-Paul, 1996, p. 23-24. Voir aussi l’analyse de Dom François Vandenbroucke o.s.b. in Histoire de la spiritualité chrétienne, tome 2 : La Spiritualité du Moyen Age, Aubier, 1961, p. 273-644. 37 Voir, dans notre Dieu intérieur : la théologie spirituelle de John Henry Newman, le chapitre 9, “La vie chrétienne vue comme un “entraînement” spirituel ».  38  Cf. Stephen Thomas, Newman and Heresy. The Anglican Years, Cambridge University Press, 1991.  

[30] Cf. Apologia pro vita sua, Ad Solem, 2003, p. 374. La traduction française, que nous avons corrigée légèrement, ajoute le mot « morale » après « conscience », ce qui nous paraît abusif et erroné. Le texte anglais dit : « without believing also in the existence of Him, who lives as a Personal, All-seeing, All-judging being in my conscience » (Apologia, Longmans [normal edition], p. 198).  

[31] Ibid., p. 424-425. 

[32] Original latin et traduction anglaise in Autobiographical Writings, Londres, Sheed & Ward, 1956, p. 247 ; traduction française in L. Bouyer, Newman. Sa vie, sa spiritualité, Le Cerf, 1952, p. 350-351. C’est nous qui soulignons.  

[33] Apologia pro vita sua, p. 147.   

[34] Ce passage, l’un des plus connus de toute l’œuvre de Newman, commence par cette affirmation : « Quand j’eus quinze ans (en automne 1816), un grand changement se fit dans ma pensée.  Je subis les influences d’un credo défini, mon esprit reçut l’empreinte du dogme, et cette empreinte, grâce à Dieu, ne s’est jamais effacée ou obscurcie » (cf. Apologia pro vita sua, Ad Solem, p. 120). 

[35] Cf. la définition du « chrétien » donnée par Newman dans le sermon anglican « Sincérité et hypocrisie » : « On peut donc presque définir un vrai chrétien comme un homme qui a un sens souverain de la présence de Dieu en lui. […] Un vrai chrétien […] est celui qui, en ce sens, a en lui la foi, au point de vivre dans la pensée de cette présence divine en lui – présence non extérieure, non seulement dans la nature ou dans la providence, mais au fond de son cœur, ou dans sa conscience.  (Sermons paroissiaux, V, 16, p. 199. C’est Newman qui souligne.)   

[36] Pour un approfondissement de ces idées, voir le chapitre 4, « Dogme et vie spirituelle », dans Dieu intérieur : la théologie spirituelle de John Henry Newman.  

[37] On peut voir un parallèle ici entre la pensée de Newman et la tradition orthodoxe et orientale (qui s’est toujours voulue fidèle aux Pères de l’Église), telle qu’elle est décrite par Vladimir Lossky, cité ci-dessus : « Tout le développement des luttes dogmatiques soutenues par l’Église au cours des siècles, si on l’envisage du point de vue purement spirituel, nous apparaît dominé par la préoccupation constante qu’a eue l’Église de sauvegarder à chaque moment de son histoire la possibilité pour les chrétiens d’atteindre la plénitude de l’union mystique. […] Dans les questions qui se posent successivement, sur le Saint-Esprit, sur la grâce, sur l’Église elle-même – question dogmatique de l’époque où nous vivons, – la préoccupation centrale, l’enjeu de la lutte est toujours la possibilité, le mode ou les moyens de l’union avec Dieu. Toute l’histoire du dogme chrétien se développe autour du même noyau mystique, défendu par des armes différentes contre ses adversaires multiples au cours des époques successives. » (Théologie mystique de l’Église d’Orient, Paris, Aubier, 1944, p. 7-8).  

[38] Tout Anglais cultivé à l’époque de Newman possédait une bonne connaissance du latin et aurait tout de suite compris le mot dans ce sens. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, ni chez les anglophones ni chez les francophones ! 

[39] Grammaire de l’assentiment, Paris, Ad Solem, 2008, p. 161.  

[40] Ibid., p. 182. Newman emploie souvent les mots « imaginatif » et « réel » de manière plus ou moins équivalente. Pour lui, l’« image » fait naître dans notre esprit quelque chose de la réalité à laquelle elle renvoie. Le mot « imagination » désigne chez lui non pas notre capacité de fantasmer mais celle de nous représenter, à travers l’« image », un aspect ou un élément du « réel ». Voir Terrence Merrigan, Clear Heads and Holy Hearts : The Religious and Theological Ideal of John Henry Newman, Louvain, Peeters, 1991. 

[41] Ibid., p. 164-165. C’est nous qui soulignons.  51 Ibid., p. 201.