Études newmaniennes n° 31 (2015)
The Idea of a University de John Henry Newman est demeuré et demeure encore aujourd’hui une contribution majeure à la question de l’éducation. Pourtant Newman ne prétendait pas révolutionner la pensée éducative ni réformer le système éducatif de son époque. Pourquoi alors lui prêter autant d’intérêt ? La pertinence de cette œuvre relève de deux points essentiels, me semble-t-il. En premier lieu, les idées qui y sont exposées portent témoignage du clivage intellectuel qui s’est opéré sur la question de l’éducation au XIXe siècle. Newman tente d’apporter une réponse alternative à la conception laïque et utilitariste de l’éducation qui avait les faveurs de la frange libérale des Whigs et qui fut aussi défendue par le gouvernement Tory de Robert Peel lui-même. La fondation de l’université de Londres sous l’impulsion de Whigs libéraux (Lord Brougham en tête) ainsi que l’adoption par le Parlement britannique de la loi sur les Queen’s Colleges en 1845, autorisant de fait la création d’établissements supérieurs mixtes en Irlande, faisaient assurément écho à cette volonté de plus en plus affirmée de modeler la formation humaine sur les préoccupations en lien avec l’air du temps : parmi elles, la question de l’utilité des savoirs et de leur finalité respective ainsi que la pertinence à enseigner la théologie. En second lieu, la forme que les idées de Newman revêtent dans son traité sur l’éducation offre une perspective de réflexion originale. Il nous semble, en effet, que The Idea of a University se prête particulièrement au domaine d’investigation de l’histoire des idées car cette œuvre fournit une clé de lecture à la fois historique et philosophique sur le rapport entre l’organisation des savoirs enseignés et la connaissance de soi. Au-delà de son plaidoyer pour l’éducation libérale, Newman défend une certaine idée de l’homme et plus largement de l’Humanité. C’est principalement la question de l’influence des savoirs enseignés sur le développement intellectuel et moral de l’homme qui fut l’objet de mes travaux ces dernières années.
Mais faut-il rappeler d’abord que The Idea of a University se divise en deux parties distinctes. Les conférences universitaires de 1852[1] forment la première partie de l’œuvre, que l’on nomme communément « University Teaching »[2] ; les essais et les allocutions que Newman rédigea entre 1854 et 1858[3] composent la deuxième partie, intitulée « University Subjects »[4]. Afin de lui accorder une plus grande cohérence, Newman allégea le contenu de quelques passages digressifs et aménagea à plusieurs reprises l’organisation interne de son volume. D’ailleurs, The Idea of a University ne deviendra le titre définitif de ses conférences qu’en 1873.
The Idea of a University est à l’origine une œuvre de circonstance. Sur invitation de Paul Cullen[5], alors archevêque d’Armagh en Irlande, Newman se lança dans la tâche qui lui fut confiée de rédiger une série de conférences sur l’éducation à l’occasion de la fondation prochaine d’une université catholique à Dublin (1854). Son exposé sur l’idée d’université consiste, en un premier temps, à défendre la place de la théologie dans l’enseignement universitaire et, en un deuxième temps, à promouvoir l’éducation libérale. Sur cette approche philosophique de l’éducation se greffent, en guise d’illustration, des discours sur les relations entre littérature et religion, entre science et littérature, et entre science et religion. Ses conférences de 1852 répondaient, certes, à la nécessité du moment – celle d’inscrire la nouvelle université dans une réflexion cohérente sur l’éducation – mais elles confirmaient aussi l’intérêt particulier que Newman portait à ce sujet. L’éducation a toujours été l’une de ses préoccupations majeures, aussi bien dans sa jeune période anglicane qu’après sa conversion au catholicisme à l’âge de quarante-quatre ans. Ce fut d’ailleurs l’une des missions dont il accepta volontiers la charge tout au long de sa vie.
Depuis le siècle dernier, nombre de commentateurs ont éclairé de leur analyse historique[6] et philosophique[7] la conception de l’éducation proposée par Newman dans L’Idée d’université[8]. Mais si ces ouvrages critiques ont grandement contribué à l’intelligibilité des positions de Newman sur l’éducation, ils demeurent toutefois limités dans leurs approches respectives car son traité dépasse les événements de son temps pour s’inscrire dans la continuité de son œuvre intellectuelle, et plus largement de l’histoire des idées sur l’éducation. Voilà plus de vingt années que Newman s’adonnait à l’écriture, arrêtant sa pensée sur des considérations théologiques et philosophiques ; laissant voguer son imagination dans ses récits poétiques et romanesques ; exerçant son sens moral à l’ébauche de sermons, et jouant de sa plume de polémiste dans des essais de circonstance. Quelle que fût la nature de ses compositions, Newman n’eut de cesse, dans ses œuvres, de traiter de l’indissolubilité de l’esprit et du cœur de l’homme. L’Idée d’université n’échappe pas à ce questionnement ; son auteur interroge les rapports exercés entre l’éducation et le développement de la personne. Son traité, en effet, propose un questionnement sur la formation humaine qui dépasse le cadre de sa réflexion sur la nature et la finalité de l’université.
Interroger l’université à l’aune des savoirs enseignés, c’est nécessairement interroger l’homme dans son rapport à la connaissance, au monde et, in fine, à lui-même. L’Idée d’université est, certes, une réponse offerte à la problématique éducative de son temps, à savoir, la pertinence à maintenir le modèle universitaire traditionnel, hérité de l’ère médiévale, mais elle est aussi le développement d’une pensée qui touche aux fondements philosophiques et anthropologiques de la personne humaine. L’enjeu était de taille car il s’agissait pour Newman de démontrer que l’éducation avait, certes, vocation à élever la nature intellectuelle de l’homme, mais qu’elle avait aussi pour finalité de révéler sa personnalité morale et spirituelle. Dans cette perspective, la question était de savoir de quelle manière il pouvait adapter son discours sur la formation humaine aux contraintes de son époque tout en restant fidèle à ses convictions philosophiques et religieuses. Pour lui, en effet, toute pensée a la valeur de son auteur. De ce fait, L’Idée d’université est, avant tout, l’idée que défend Newman sur l’éducation universitaire ; il lui confère des principes philosophiques tirés de son expérience personnelle[9]. Il considérait, en effet, que l’expérience du « Je » était la mesure de toutes choses en philosophie car, selon lui, nous ne pouvons connaître qu’après nous être connus nous-mêmes, dans notre intimité la plus profonde.
La tentation est grande de qualifier rétrospectivement sa philosophie de « personnalisme » à la lumière du mouvement qui se développa dans la première partie du XXe siècle et dont les plus fidèles représentants furent Charles Renouvier, Maurice Nédoncelle, Jacques Maritain et Emmanuel Mounier en France. Nombre de publications[10] au cours du siècle précédent et jusqu’à cette dernière décennie ont, il est vrai, abordé la question de l’épistémologie personnaliste dans la philosophie newmanienne, jusqu’à l’inscrire dans la droite lignée d’un Max Scheler[11], d’un Dietrich von Hildebrand ou d’un Karol Wojtyla. Toutefois, l’erreur que l’on pourrait trop aisément commettre serait de croire qu’il existait une intention personnaliste consciente dans la pensée de Newman, alors qu’il n’en est rien. Sa philosophie ne repose aucunement sur une systématisation d’idées personnalistes. La notion même de personnalisme est absente de sa terminologie et de ses œuvres bien que le terme existât déjà à son époque[12]. Néanmoins, le principe de relation entre l’homme et Dieu et entre l’homme et le monde étant au cœur de la dialectique personnaliste, c’est précisément en ce sens que l’on peut apparenter la philosophie newmanienne à une forme naissante de « personnalisme ». Newman met, en effet, au centre de sa réflexion la personne humaine en tant qu’être libre de penser et d’agir sous l’autorité de sa conscience et de son intelligence ; cependant, elle demeure une finalité à atteindre. Loin d’être une personne complète et finie, l’homme a vocation à se parfaire en développant et en perfectionnant ses dons d’intelligence et de conscience. Or quel est le moyen le mieux à même de répondre à cette vocation sinon l’éducation ? Elle participe nécessairement au développement humain et, plus encore, à la construction de la personnalité, le haut degré de réalisation de la personne. Il n’est donc pas incongru d’explorer le rapport dialectique existant entre les deux concepts que sont la personne et l’éducation tant ils se nourrissent l’un de l’autre dans la philosophie newmanienne. Pourtant, peu de spécialistes newmaniens se sont enquis de la question à ce jour. Jean Honoré[13] tente cependant le rapprochement dans son ouvrage La Pensée de John Henry Newman :
Il n’y a d’éducation que libérale parce qu’il n’y a de promotion que de la personne. Ce personnalisme newmanien est présent à toute L’Idée d’université. C’est dire que les leçons de ce grand livre sont toujours actuelles.[14]
Jean Honoré émet l’idée qu’il y aurait un rapport nécessaire entre l’approche chrétienne de la personne défendue par Newman et l’approche humaniste de l’éducation libérale. Il ouvre ainsi la voie à un domaine de réflexion jusque-là minoré, et que nous nous sommes proposé d’explorer dans notre étude. Il nous semblait, en effet, que la mise en perspective du rapport dialectique entre le « personnalisme » newmanien et la conception de l’éducation proposée dans L’Idée pouvait apporter une contribution supplémentaire à la compréhension de sa pensée.
Pour ce faire, il nous a fallu, en un premier temps, explorer et délimiter le « Je » newmanien, source de toute sa pensée et fil conducteur de son œuvre intellectuelle. On ne peut, en effet, faire l’économie de l’histoire de son cheminement personnel car elle est, en elle-même, l’esquisse d’une philosophie de la personne se dessinant au gré du développement de sa conscience et de son intelligence. Conscience et intelligence sont les deux fondements sur lesquels s’appuie la construction de sa personnalité, de sa relation à Dieu, de son rapport à la réalité et, de manière plus générale, de sa philosophie. John Henry Newman n’est pas l’homme d’une école de pensée[15], il est l’homme des relations interpersonnelles, dont il n’a cessé de se nourrir depuis sa première conversion religieuse. La profonde humanité de sa pensée, et in fine de ses œuvres, relève d’un souci permanent de faire reposer ses idées sur des principes tirés de l’expérience de la vie. Or, l’expérience personnelle telle que Newman la conçoit n’est pas tant l’acquisition d’un savoir-faire particulier que l’éclosion d’une personnalité mue par une puissante activité intérieure de la conscience et de l’intelligence. Ces deux grandes puissances représentent, pour Newman, la quintessence de l’expérience humaine, le point de départ de toute forme de développement. C’est d’ailleurs à partir de cette fécondité intérieure que s’est organisé le mode de pensée newmanien qui très tôt s’est orienté vers le rapport dialogique entre communion et communication. Sa première conversion religieuse ouvrit son jeune esprit à cette conscience intérieure qui allait constituer un des fils directeurs de sa philosophie religieuse. En ce sens, on peut dire que les idées « personnalistes » que Newman ébaucha dans ses œuvres anglicanes et catholiques dépassent le cadre de la doctrine religieuse pour s’orienter vers l’exercice de la relation entre le monde visible et le monde invisible, entre un moi intérieur et son Créateur, entre soi et le reste de la communauté des hommes. Tout comme l’exercice de la conscience, l’exercice de l’intelligence participe de ce mouvement de relation et de communion. Sa conception intégrative de l’intelligence l’amena à appréhender la raison dans sa forme phénoménologique, en tant que puissance intérieure réflexive, et lui permit de se convaincre que l’intelligence personnelle relevait, avant tout, d’une puissance créatrice, capable de reconnecter les qualités morales et intellectuelles de l’homme. Il ne faut donc pas entendre l’expérience du « moi » newmanien comme une tentative de réduire l’homme à un « Je » égoïste et individualiste ; au contraire, elle est une contribution à l’élargissement moral et intellectuel de l’humanité, en posant la personne humaine comme agent et finalité de toute expérience. La conscience et l’intelligence se trouvent être en réalité les deux puissances unificatrices de l’homme et, plus largement, du monde, car c’est à partir d’elles que se développe la connaissance de soi par la voie de l’élévation morale, spirituelle et intellectuelle.
Nous avons essayé en un deuxième temps et à l’aune des propos que nous avons tenus plus haut, de démontrer que le « personnalisme » de Newman imprègne indubitablement sa philosophie de l’éducation. Le principe de relation est, en effet, au cœur de la dialectique newmanienne, au point de devenir le principe architectonique de sa pensée éducative. Son discours sur l’éducation est traversé, de part en part, par cette constante nécessité d’« acquérir une vue ou une saisie connectée des choses » au moyen de la sagesse humaine et de l’exercice de la raison. La quête des rapports ou des relations entre l’intelligence et la conscience, entre les savoirs profanes et les savoirs religieux, entre l’université et l’Église fondent, pourrait-on dire, l’essence même de l’esprit newmanien. Comme le souligne Keith Beaumont, « au-delà même du contenu de sa pensée, Newman témoigne d’une forme d’esprit »[16]. Cette forme d’esprit « connectée » et inclusive, qui se dévoile au détour de L’Idée d’université, témoigne de sa constante volonté de relier la personne humaine aux phénomènes qui l’entourent. C’est en ce sens que l’on peut affirmer que sa philosophie de l’éducation est une philosophie au service de la personne humaine. L’esprit et le corps universitaires reposent sur le développement des relations interpersonnelles, car l’université n’est pas uniquement un lieu d’instruction, il est aussi un lieu d’échanges dans lequel chacun est en mesure de s’épanouir intellectuellement et spirituellement. Le milieu universitaire, nous rappelle Newman, doit être envisagé comme un lieu de communion, favorisant l’engagement de l’individu dans la poursuite de sa perfection. Détourner la nature véritable de l’université serait contrefaire notre humanité. Si l’éducation ne peut diviniser l’humanité, elle est, en revanche, en mesure d’humaniser notre être. Elle doit éveiller le peuple à sa condition humaine. Newman prête ainsi à la culture de l’esprit des qualités nobles, voire esthétisantes puisque, selon lui, en donnant forme à l’esprit elle lui accorde une perfection et une beauté humaines. L’humanisation de notre être passe nécessairement par l’accord harmonieux entre notre esprit et notre cœur et, selon Newman, l’éducation libérale et la théologie y concourent vivement. Comme nous avons essayé de le démontrer, Newman soutient que la culture de notre intériorité se réalise par l’exercice poétique et littéraire alors même que l’imagination religieuse se met en branle sous l’action de la théologie. Face à l’excès d’intellectualisme, Newman rappelle que l’imagination religieuse est une fonction particulièrement opérante dans le domaine de la foi : « on parvient », disait-il « au cœur non par la raison mais par l’imagination, par l’impression immédiate »[17]. Newman accordait une importance particulière à la fonction du langage ; et dans le domaine théologique, le langage de l’imagination devait être son organum investigandi. Enfin, s’inspirant de la philosophie des Anciens et de celle du Moyen Âge, Newman promeut, dans L’Idée,l’universalité du savoir comme un idéal à contempler et à préserver face à la spécialisation progressive des connaissances. La qualité esthétique de son propos sur le cercle du savoir ou bien sur le genius loci tranche, d’ailleurs, avec la raideur impersonnelle du discours théorique et systématique sur l’éducation.
En un troisième temps, nous avons souhaité démontrer qu’au détour de son propos sur l’éducation, Newman esquisse les contours d’une anthropologie chrétienne sur la nature et la finalité de l’homme. L’université dévoile, tour à tour, la puissance et la faillibilité de notre être, à travers le prisme des humanités et la pédagogie des œuvres littéraires, sans pour autant se subordonner à un idéal social qui voudrait que la société soit plus vertueuse grâce à l’éducation. Newman refuse, en effet, de penser que la culture de l’esprit puisse déterminer et conditionner les dispositions morales de l’individu ; il refuse tout autant de confondre éducation et religion, formation intellectuelle et formation morale alors même que la frontière entre la culture chrétienne et la culture de la civilisation devenait de plus en plus poreuse à son époque. Certes, la culture contribue à former l’homme au discernement et au jugement, mais ces qualités ne suffisent pas à la décision morale ni à l’action vertueuse. La culture appartient à un autre ordre qui, si elle dégage l’homme de son animalité, n’en fait pas pour autant un saint homme. La culture ne fait que développer les qualités connaturelles de la personne pour mieux la mener à un haut degré de réalisation. Mais ce n’est pas tant l’agir que la fécondité intérieure de notre être qui doit mesurer notre puissance intellectuelle. L’exercice du savoir ne doit pas se transformer en une technique, mais demeurer intimement au contact de notre nature humaine, selon Newman. Il est à noter, par ailleurs, que si l’humanité se distingue de l’animalité par sa faculté à raisonner, l’homme éduqué (ou bien informé) se distingue de l’homme non-éduqué (mal informé) en ce que le savoir « opère un retour sur cette raison qui l’informe »[18]. Cette « raison illuminative » est, dit-il, « le plus haut idéal où la nature puisse aspirer au plan intellectuel »[19]. Par ailleurs, d’après sa théorie de la connaissance, il existe un ensemble d’éléments naturels et personnels nommés « premiers principes » qui constituent un mode de connaissance à part entière, et qui se distinguent de la structure logique de la raison humaine. Les premiers principes constituent une part importante de sa théorie de la connaissance, et l’on pourrait lui reprocher de ne pas en avoir suffisamment déterminé les contours et explorer les profondeurs à l’aune de sa doctrine éducative ; néanmoins, nous ne pouvons faire l’économie de leur analyse, car, ils nous offrent un nouvel éclairage sur le principe de relation qu’il établit entre notre fonctionnement mental et l’acquisition de nos connaissances. Ces premiers principes, au même titre que la raison, participent de sa conception ontologique de l’homme en ce qu’ils sont intrinsèques à la nature humaine[20] et s’inscrivent dans l’universalité de l’être. Ils demeurent donc une propriété commune à l’ensemble de l’humanité. Mais Newman leur prête également une fonction existentielle. Les premiers principes participent, dans le même temps, aux fondements psychologiques de l’individu en ce qu’ils lui confèrent une tournure d’esprit personnelle et singulière : « ils constituent la différence entre l’homme et l’homme ; ils le caractérisent »[21] et, ajoutera-t-il : « ils sont enfouis au plus profond de notre nature où, le cas échéant, de nos idiosyncrasies personnelles »[22]. Bien que les premiers principes et la culture de l’esprit ne visent pas le même objet : les premiers engagent des opinions personnelles ; la seconde vise l’acquisition d’une méthode de pensée, il n’en demeure pas moins qu’ils participent ensemble au bon exercice de l’intelligence humaine. La justesse et la solidité de nos raisonnements et de nos opinions dépendent finalement de notre investissement personnel qui requiert un contact intime avec le réel dont nous devons être pleinement les acteurs et non de simples témoins. Finalement, la vision de l’homme, chez Newman, ne sépare jamais l’idée de sa dimension spirituelle de sa condition temporelle. Newman fait ainsi remarquer que toutes les manifestations de l’homme dans la société (son éducation, sa culture, sa religion, son travail) doivent trouver une raison dans la personne, et être au service de la personne. L’homme est, en fait, à la fois un être individuel et social, fait pour la communion des personnes.
Même si l’on peut émettre des critiques à son égard – par exemple, le fait que la recherche soit minorée dans son discours, que le conflit entre culture humaniste et morale chrétienne ne soit pas résolu dans sa pensée éducative, ou bien qu’il soit trop attaché à cet humanisme classique et littéraire – il n’en demeure pas moins qu’il nous rappelle que l’éducation doit se déterminer en fonction de la noblesse de nos principes et de nos idéaux. Nos désirs et nos rêves construisent notre destinée et nourrissent nos actions. En sa qualité de recteur d’université, Newman avait fait l’expérience amère de confronter son idéal d’université avec une réalité beaucoup plus prosaïque à Dublin. Il aurait pu alors modifier, voire réélaborer son idée d’université afin de lui donner une dimension plus contemporaine. Il n’en fut rien. Les propos furent maintenus, les principes furent réaffirmés, ses conférences furent, à maintes reprises, publiées. Son désir constant de faire de l’université un objet idéal vers lequel tendre fait finalement écho à la qualité prophétique de son discours sur l’université lorsqu’il nous met en garde contre notre fascination du raisonnement théorique et notre tendance à nous projeter dans le monde sans opérer un retour sur nous-mêmes. Il semble, en effet, que les leçons de ses conférences universitaires demeurent encore valables à notre époque comme si le temps n’avait pas encore pu amoindrir la pertinence de son œuvre ni épuiser la sagesse de son discours.
[1] L’histoire de la genèse et des éditions de cet ouvrage est des plus complexes. Les cinq premières conférences furent prononcées par Newman en public à Dublin comme suit : 1re : « Introduction » (10 mai 1852) ; 2e : « Theology a Branch of Knowledge » (17 mai 1852) ; 3e : « Bearing of Theology on Other Branches of Knowledge » (24 mai 1852) ; 4e : « Bearing of Other Branches of Knowledge on Theology » (31 mai 1852) ; 5e : « General Knowledge Viewed as One Philosophy » (7 juin 1852). La rédaction de cinq autres « conférences » (qui ne furent en réalité jamais prononcées) fut achevée en octobre 1852, à Birmingham : 6e : « Philosophical Knowledge its Own End » ; 7e : « Philosophical Knowledge Viewed in Relation to Mental Acquirements » ; 8e : « Philosophical Knowledge Viewed in Relation to Professional » ; 9e : « Philosophical Knowledge Viewed in Relation to Religion » ; 10e : « Duties of the Church Towards Philosophy ».
Au tout début de 1853 (bien que l’ouvrage porte la date de 1852), Newman publia ces dix conférences chez l’éditeur James Duffy à Dublin sous le titre Discourses on the Scope and Nature of University Education. Addressed to the Catholics of Dublin. Une deuxième édition fut publiée à Londres chez Longman, Green, Longman and Roberts en 1859 sous le titre The Scope and Nature of University Education ; or University Teaching considered in its Abstract Scope and Nature. Mais la cinquième conférence y fut supprimée (peut-être parce ses perspectives œcuméniques déplaisaient à l’archevêque de Dublin, Paul Cullen), et les deux premières conférences furent réunis pour créer le « Discourse 1 ». Newman publia également en 1859 Lectures and Essays on University Subjects. Enfin, en 1873 il réunit ces deux ouvrages sous le titre suivant : The Idea of a University Defined and Illustrated I. In Nine Discourses Addressed to the Catholics of Dublin II. In Occasional Lectures Addressed to the Members of the Catholic University. Les première et deuxième conférences furent de nouveau séparées ; cependant Newman ne restaura pas la 5e conférence, qui reste aujourd’hui difficilement trouvable en anglais ; une traduction française de celle-ci se trouve cependant en appendice de L’Idée d’université. Les discours de 1852, Desclée de Brouwer, 1968/Ad Solem, 2007. (Voir Vincent Ferrer Blehl sj, John Henry Newman. A Bibliographical Catalogue of His Writings, Charlottesville, University Press of Virginia, 1978.)
[2] Cette première partie a été traduite en français sous le titre L’Idée d’université définie et expliquée. Les Discours de 1852, Desclée de Brouwer, 1968/Ad Solem, 2007.
[3] Les dix conférences qui composent la seconde partie de The Idea of a University furent rédigées, et pour certaines prononcées en public, par Newman qui était alors recteur de l’Université catholique d’Irlande.
[4] La deuxième partie a été traduite en français sous le titre L’Idée d’université. II. Les Disciplines universitaires, trad. M.-J. Bouts & Y. Hilaire, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1997.
[5] Dans une lettre adressée à Newman, le 15 avril 1851, Paul Cullen lui demanda « s’il pouvait consacrer de son temps à nous dispenser quelques conférences sur l’éducation » (« if he could spare time to give us a few lectures on education ») (Letters and Diaries , XIV, p. 257, note 2).
[6] W. F. Stockley, Newman, Education and Ireland (1933) ; Roger Joseph McHugh, Newman on University Education (1944) ; Fergal McGrath, Newman’s University (1951) ; Fergal McGrath, The Condescension of Learning: Lectures on Newman’s Idea of a University (1962) ; Fergal McGrath, Newman in Dublin(1969) ; Louis McRedmond, Thrown Among Strangers. John Henry Newman in Ireland (1990) ; Colin Barr, Paul Cullen, John Henry Newman, and the Catholic University of Ireland, 1845-1865 (2003) ; Sheldon Rothblatt, The Modern University and its Discontents: the Fate of Newman’s Legacies in Britain and America (2006); et, plus récemment, Paul Shrimpton, The Idea and Reality of Newman’s University in Oxford and Dublin (2014).
[7] T. Corcoran, Newman’s Theory of Liberal Education (1930) ; F. Tardivel, J. H. Newman éducateur (1937) ; A. Dwight Culler, The Imperial Intellect(1955) ; Jaroslav Pelikan, « The Idea of a University » : a Reexamination (1992) ; Jane Rupert, John Henry Newman on the Nature of the Mind (2011).
[8] Lorsque nous nous référons à L’Idée d’université dans notre étude, nous prenons en compte les deux parties qui composent The Idea of a University.
[9] On préfère employer le terme « philosophie » plutôt que les termes « doctrine » ou « théorie » de l’éducation dans notre étude, car il nous semble que ces derniers renferment un degré de dogmatisme auquel Newman refusa tout au long de sa vie de consentir par souci de rattacher ses principes à l’expérience du réel.
[10] Nous citerons les travaux de John F. Crosby sur le personnalisme : Personalist Papers, Washington D.C., The Catholic University of America Press, 2004 ; The Selfhood of Human Person, Washington D.C., The Catholic University of America Press, 1996.
Sur le personnalisme et la philosophie religieuse de Newman : Maurice Nédoncelle, La Philosophie religieuse de John Henry Newman, Strasbourg, Imprimerie Sostralib, 1946 ; Adrian J. Boekraad & Henry Tristam, The Argument from Conscience to the Existence of God according to J. H. Newman, Louvain, Éditions Nauwelaerts, 1961 ; Martin X. Moleski, Personal Catholicism. The Theological Epistemologies of John Henry Newman and Michael Polanyi, Washington D.C., The Catholic University of America Press, 2000 ; Philip C. Rule, Coleridge and Newman. The Centrality of Conscience, New York, Fordham University Press, 2004 ; Walter E. Conn, Conscience and Conversion in Newman. A Developmental Study of Self in John Henry Newman, Milwaukee, Marquette University Press, 2010.
[11] Maurice Nédoncelle, dans sa première introduction à l’édition française de l’Apologia pro vita sua, fit remarquer que « Newman et Scheler représentent eux-mêmes une sorte de quintessence des puissants courants personnalistes qui s’offrent à nous […] ».
[12] La littérature allemande fut la première à recourir au terme « Personalismus » dans l’ouvrage de Friedrich Schleiermacher, Über die Religion. Reden an die Gebildeten unter ihren Verächtern, en 1799. Il avait le sens de théisme ou croyance en un Dieu personnel par opposition à panthéisme. Il fut, ensuite, appliqué à un système de philosophie basée sur la conception d’un Dieu personnel où les notions de personne, personnalité et conscience étaient la source doctrinale. Dans la littérature britannique, John Grote identifia le « personalism » à l’« idealism » dans son Exploratio Philosophica en 1865 : « L’idéalisme, le personnalisme, ou quoi qui puisse désigner ce qui est au cœur de tout ce que j’ai dit ».
[13] Le cardinal Jean Honoré a consacré plusieurs ouvrages à la pensée de J. H. Newman : Itinéraire spirituel de Newman, Paris, Éditions du Seuil, 1964 ; John Henry Newman, Paris, Éditions Fleurus, 1967 ; Présence au monde et Parole de Dieu. La catéchèse de Newman, Paris, Fayard-Mame, 1969 ; Newman. La fidélité d’une conscience, Chambray-lès-Tours, C.L.D., 1986 ; Newman. Sa vie et sa pensée, Paris, Desclée, 1988 ; La Pensée christologique de Newman, Paris, Desclée, 1996 ; Fais paraître ton jour. Newman, poète et prophète de l’au-delà, Paris, Éditions du Cerf, 2000 ; John Henry Newman. Un homme de Dieu, Paris, Éditions du Cerf, 2003 ; Les Aphorismes de Newman, Paris, Éditions du Cerf, 2007.
[14] Jean Honoré, La Pensée de John Henry Newman : une introduction, Ad Solem, Paris, 2010, p. 146.
[15] « Newman n’appartient à aucune école. Dans l’histoire de la philosophie et de la théologie, son rôle est plutôt celui d’un grand outsider » (Jan Hendrik Walgrave, Newman. Le développement du dogme, Tournai, Casterman, 1957, p. 19).
[16] Keith Beaumont, « L’Esprit de Newman : le thème du “connectedness” comme clé de sa pensée », colloque international sur La Pertinence de Newman dans un monde postchrétien (7-9 novembre 2014). [Conférence publiée dans ce même numéro d’Études Newmaniennes. NDLR. ]
[17] « La Salle de lecture de Tamworth », Études newmaniennes, n°16, 2000, p. 44. Il s’agit d’une traduction française de The Tamworth Reading-Room, un ensemble de sept lettres adressées au Times entre le 5 et le 27 février 1841 et signées du pseudonyme « Catholicus » (prête-nom de J. H. Newman). Elles ont été éditées dans Discussions and Arguments on Various Subjects (1872).
[18] L’Idée I, p. 230.
[19] Ibid., p. 270.
[20] « From the nature of our being, there they are, as I have said; there they must ever be », dans Lectures on the Present Position of Catholics in England, Longmans (Uniform Edition), p. 271.
[21]Ibid., p. 283 ; pour des exemples de différenciation entre les hommes, voir Grammaire de l’assentiment, p. 453-455.
[22] G.A., p. 277.