FOI, RAISON ET UNIVERSITÉ : DE BENOÎT XVI À NEWMAN – Pierre GAUTHIER

Études newmaniennes n° 29 (2015)

Ce n’est pas pour remonter le temps que cette communication a pour titre « de Benoît XVI à Newman ». J’ai été frappé par une vision commune du savoir chez les deux hommes ; une vision qui fut d’abord une même expérience universitaire. Évoquons d’abord, sans nous y arrêter de trop, cette expérience, qu’ils ont rappelée, Benoît XVI, au début du discours prononcé à l’Université de Ratisbonne, le mardi 12 septembre 2006, et Newman, dans la première conférence de l’ensemble qui forme L’Idée d’Université, et qui furent prononcées en 1852 .

C’était encore le temps – 1959 – [dit le pape émérite] des anciennes universités professorales. […] la rencontre avec les étudiants et surtout entre les professeurs était très immédiate. Dans les salles de professeurs, on se rencontrait avant et après les cours. Les contacts avec les historiens, les philosophes, les philologues et naturellement avec les deux facultés de théologie étaient très vivants. Chaque semestre avait lieu ce qu’on appelait le dies academicus, au cours duquel des professeurs de toutes les facultés se présentaient aux étudiants de l’ensemble de l’université. Cela rendait possible une expérience d’Universitas […]. Malgré toutes les spécialisations, qui nous rendent parfois incapables de communiquer les uns avec les autres, nous faisions l’expérience de former cependant un tout et qu’en tout nous travaillions avec la même raison dans toutes ses dimensions, en ayant le sentiment d’assumer une responsabilité commune du juste usage, voilà ce que nous pouvions vivre.[1]

La raison pour laquelle j’ose solliciter de vous, Messieurs, la permission de poursuivre un débat qui a duré si longtemps déjà, est que l’éducation libérale, et les principes qui la régissent, sont des sujets qui ont toujours hanté mon esprit. C’est que j’ai vécu également la plus grande partie de ma vie dans un milieu qui fut, pendant tout le temps où je m’y trouvai, tant entre gens du dedans que du dehors, le théâtre de polémiques et d’engagements, tantôt définitifs, tantôt provisoires et de nature expérimentale, sur le même sujet.[2]

Que dire de ces préambules ?

            L’expérience universitaire est commune à l’un et à l’autre malgré l’espace de temps et la différence de pays. Les rencontres évoquées par Benoît XVI entre professeurs et étudiants sont comparables aux échanges que permettait la vie dans les collèges d’Oxford, en particulier au collège d’Oriel où se trouvait Newman, entre professeurs dans le common room, entre professeurs et étudiants et entre étudiants dans les autres endroits du collège, échanges fructueux, « rendant possible une expérience d’Universitas » (Benoît XVI), définie comme la présence en un même lieu des diverses disciplines enseignées, lesquelles, malgré la spécialité et la spécialisation de chacune, se trouvaient réunies, non seulement dans un même lieu mais aussi par le même travail de la raison et la recherche de la vérité. Ces deux aspects de l’université qui étaient à la fois le mode d’être de l’institution et son enjeu ou sa raison d’être, sans quoi elle n’aurait pas mérité le titre d’universitas, vont de soi pour le pape émérite, comme ils allaient de soi pour l’universitaire oxonien. L’université est un lieu privilégié, le temple de la raison, parce que les esprits communiquent et communient par la raison et non par la contrainte. C’est le sens et la portée de la citation si controversée et si mal comprise, quand elle fut prononcée par Benoît XVI à Ratisbonne, de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue : « Dieu ne prend pas plaisir au sang et ne pas agir selon la raison sun logô est contraire à la nature de Dieu »[3]. Ailleurs et toujours le pape dira la même chose et affirmera la même conviction.

            Newman avait tenu le même discours : les premiers mots de la préface de L’Idée d’université sont clairs : « La conception que nous nous faisons d’une université, dans ces Conférences, est celle d’un endroit où se transmet par enseignement l’universalité du savoir »[4]. Que l’université fût, comme c’était le cas pour la fondation irlandaise, sous le patronage de l’Église catholique, ne changeait pas ce fait, qui correspondait à l’être même et à la vie des universités.

Les principes sur lesquels je compte m’appuyer dans ma recherche [dit Newman dans la première conférence] se fondent sur la simple expérience de la vie. […] Ils sont imposés par la nature même des choses. La prudence et la sagesse humaine les dictent, en l’absence de toute illumination venue d’en-haut.[5]

            Newman invite à une constatation, là où le pape, plus philosophe, s’appuie sur la raison commune, mais leur pensée est en harmonie : ils sont d’accord sur le même appui qu’est la raison. C’est ce que Newman poursuit et développe ailleurs et à sa manière, plus empirique, à partir des faits : pour que soit maintenue l’universalité du savoir, toutes les disciplines doivent être présentes à l’université. Leur harmonie est maintenue et leurs conflits sont réglés par la philosophie. Ce mot, pour Newman, ne désigne pas la discipline spécialisée qu’il signifie habituellement mais une attitude d’esprit qui vise à tenir ensemble toutes les branches du savoir et correspond peu ou prou à la régulation de la raison demandée par Benoît XVI. Newman s’en est expliqué en plusieurs conférences et de diverses manières.

            Prenons la deuxième conférence, intitulée « La théologie, branche du savoir ». Évidemment, il considère la théologie comme un savoir, une science, un ensemble de connaissances qui sollicite l’esprit de l’homme et appelle son adhésion. Ce fut, on le sait, une attitude constante et même un combat de sa vie, de soutenir que la religion naturelle aussi bien que la religion révélée ont un contenu intellectuel et sont faites de connaissances. Il a lutté toute sa vie contre ceux qui voulaient réduire la religion à une expression de sentiments ou, dans le meilleur des cas, à des règles morales.

Le monde religieux – comme il se fait appeler – tient, généralement parlant, que la religion n’est pas une question de connaissance, mais d’émotion et de sentiment. La vieille notion catholique qui persiste, encore que faiblement, dans l’Église établie, était que la foi est un acte de l’intelligence, qui a pour objet la vérité et qui conduit à une connaissance. Voilà pourquoi, si vous ouvrez le Prayer Book, vous y rencontrerez des credenda aussi bien que des agenda très précis. Mais à mesure que le levain luthérien faisait son œuvre, il devenait de plus en plus à la mode de prétendre que la foi était, non l’acceptation d’une doctrine révélée, ni un acte de l’intelligence, mais une impression, une émotion, un attachement, une appétence. Et, pour autant que prévalait cette conception de la foi, on oubliait ou niait la connexion qui existe entre foi, vérité et connaissance. […] Petit à petit on en venait, finalement, à reconnaître partout l’identité de la vertu de foi et de cette soi-disant spiritualité du cœur. [6]

            Voilà pour le statut intellectuel de la religion et donc pour la justification de la discipline qui y correspond, la théologie. Quelques pages plus haut, dans cette même deuxième conférence, Newman avait établi que la connaissance que nous avons de Dieu, organisée en théologie, entrait d’elle-même parmi les disciplines enseignées à l’université ; autrement celle-ci faillirait à son nom et à son rôle. Si l’institution qui professe d’enseigner tous les savoirs n’enseigne rien de l’Être suprême, ou bien est-ce parce qu’on ne peut rien connaître de certain à son sujet, et la cause est entendue, ou bien,

 [s]’il se trouve, par contre, que le savoir que l’homme possède par raison ou par révélation, concernant l’Être suprême, représente un apport considérable, l’institution dont on parle, et qui fait profession de toutes les sciences, laisse en réalité échapper la plus importante de toutes.[7]

            La théologie est un savoir : elle s’adresse à l’intelligence et à la raison de l’homme : c’est une position ancienne de l’Église anglicane, que Newman rappelait dans un discours prononcé alors qu’il était devenu catholique romain.

            Benoît XVI, quant à lui, suit la même ligne de pensée ; se référant à son expérience à l’Université de Bonn, il dit dans son discours :

 L’Université était aussi très fière de ses deux facultés de théologie [catholique et protestante]. Il était clair qu’elles aussi, en s’interrogeant sur la raison de la foi, accomplissaient un travail qui appartient nécessairement au tout de l’Universitas scientiarum, même si tous pouvaient ne pas partager la foi, dont la corrélation avec la raison commune est le travail des théologiens. […] Il demeurait nécessaire et raisonnable de s’interroger sur Dieu au moyen de la raison et de le faire en relation avec la tradition de la foi chrétienne.[8]

            Nous pouvons tirer de cet extrait deux propositions comme définition de la théologie et de ses fonctions : « s’interroger sur la raison de la foi », sachant que la foi est une attitude humaine observable, un fait que l’on ne peut écarter ; « la corrélation [de la foi] avec la raison commune est le travail des théologiens » ; « s’interroger sur Dieu au moyen de la raison ». Benoît XVI s’appuie donc sur la raison et la foi comme sur deux piliers, nécessaires pour soutenir et développer la doctrine chrétienne. Les expressions « raison commune » ou « la même raison » sont employées ; le qualificatif de « commune » ou « même » signifie pour lui la raison de tout esprit divin ou humain, la raison universelle, explicitée et manifestée dans l’Antiquité grecque et accueillie et acceptée dans les écrits bibliques précédant immédiatement les écrits du Nouveau Testament. Ce fut un mouvement qui dura longtemps et, à vrai dire, dure encore dans le développement du dogme. Apparu à un moment du temps et en un pays défini, la Grèce, il a infléchi et enrichi la pensée humaine de manière définitive ainsi que la pensée contenue dans les Écritures.

Est-ce seulement grec de penser qu’agir de façon contraire à la raison est en contradiction avec la nature de Dieu, ou cela vaut-il toujours et en soi ? Je pense que, sur ce point, la concordance parfaite, entre ce qui est grec, dans le meilleur sens du terme, et la foi en Dieu, fondée sur la Bible, devient manifeste. […] La rencontre du message biblique et de la pensée grecque n’était pas le fait du hasard.[9]

            Le pape place cette rencontre au passage des deux Testaments, quand la langue grecque fut employée dans l’Écriture inspirée. La portée de cet événement linguistique allait bien au-delà de la simple traduction d’un texte d’une langue dans une autre : concordance historique ! Il a accompagné la naissance et la première diffusion du christianisme à qui il a donné une note propre par rapport au judaïsme. Ce fait s’est étendu sur plusieurs siècles ; l’Église l’a accepté et favorisé, dit le Pape, parce que notre raison humaine créée est un miroir de la raison divine incréée ou, selon un terme plus philosophique, il y a une réelle analogie entre l’une et l’autre.

            Ce bel équilibre et cette harmonie ne sont pas à l’abri de déformation, voire de rupture et d’éclatement, dit toujours le Pape, qui mentionne, en premier, à la fin du Moyen Âge, l’œuvre de Duns Scot. En mettant au-dessus de tout la liberté de Dieu et donc sa volonté, c’est l’arbitraire qu’il favorisait dans sa vison de Dieu au détriment du raisonnable ; de plus cette idée de Dieu si autre et si élevée faisait que notre raison ne pouvait plus être considérée comme un reflet ou un miroir de la raison divine.

            Lors de la Réforme du XVIe siècle, l’opposition mise en avant entre la foi et la raison conduisit à la rupture entre les deux. En recherchant la pureté de la foi dans la seule Écriture et en s’opposant à une scolastique systématique et entièrement philosophique, les Réformateurs repoussèrent la métaphysique comme un corps étranger qu’il fallait séparer de la foi.

            Le pape décèle une deuxième vague de déshellénisation du christianisme dans la théologie libérale (allemande et protestante) des XIXe et XXe siècles. La montée des sciences historiques a fait que la figure de Jésus simple homme fut privilégiée tandis qu’étaient dénoncées toute hellénisation et toute « théologisation ». Dès lors le message chrétien se réduisait à des préceptes moraux et devenait une forme de la raison pratique. Par cela, la théologie était justifiée comme discipline universitaire ainsi que l’institution qui la représentait, la Faculté correspondante, mais c’était au prix du renoncement à son objet premier et à sa raison d’être, l’étude de Dieu. Dans le même temps, avec le développement des sciences dans le champ des connaissances profanes, l’universalité de la raison est contestée : la raison philosophique n’est plus une mais diverse suivant les sciences, mathématiques et expérimentales. Dès lors tout un pan de la raison commune, philosophique ou métaphysique, n’est plus considéré : il se trouve relégué dans le champ de la subjectivité.

            Le Pape émérite ne se satisfait pas de cette évolution et maintient, à contre courant, l’existence d’une raison commune, la raison grecque dont l’Église a fait son bien pour élaborer sa doctrine et maintenir son orthodoxie et qu’elle se trouve, de fait, amenée à soutenir et à défendre à la place de ceux qui en ont normalement la charge. En conclusion de son discours à Ratisbonne, il rappelle une conviction et un devoir,

            Une conviction : la rédaction en grec des écrits du Nouveau Testament ne peut pas ne pas avoir imprégné leurs auteurs de l’esprit grec. Dès lors le lien de la foi avec la raison humaine fait partie de la foi elle-même dont il rend possible les développements.

            Un devoir : « la limitation auto-décrétée de la raison à ce qui est susceptible de falsification dans l’expérience » doit être surmontée pour rendre à celle-ci son universalité ou, selon l’expression du pape, son espace de raison commune. Pour cela, la théologie « comme questionnement sur la raison de la foi doit avoir sa place dans l’université »[10].

            Ces deux affirmations sont en accord avec la position de Newman. La première rend possible le développement du dogme sur lequel il a beaucoup écrit ; la seconde correspond à la place de la théologie à l’université au motif de l’universalité du savoir qui la définit, incluant la théologie comme une de ses branches.

            Notre seconde partie est appuyée sur le discours de Benoît XVI qui avait été préparé pour être prononcé à l’université La Sapienza de Rome, le 17 janvier 2008. Sous la question résumée : que peut dire le Pape, c’est-à-dire l’évêque de Rome, à l’université de Rome ? il a traité le sujet des rapports de l’Église, dont il est le chef, avec la culture et l’enseignement, représentés par l’université et dispensés par elle, ou encore du rapport entre le savoir en général et le savoir religieux. Compte tenu que l’université est fille de l’Église dont elle est aujourd’hui complètement émancipée, le pape considère que le rapport actuel, comme d’ailleurs le rapport ancien, est harmonieux, à cause du rôle reconnu à l’université depuis ses origines :

La Sapienza était autrefois l’université du Pape, mais aujourd’hui c’est une université laïque avec l’autonomie qui, en fonction du concept même de sa fondation, a toujours fait partie de la nature de l’université, laquelle doit exclusivement être liée à l’autorité de la vérité. C’est dans sa liberté à l’égard de toute autorité politique et ecclésiastique que l’université trouve sa fonction particulière, même pour la société moderne, qui a besoin d’une institution de ce genre.[11]

            Voilà une déclaration encore en accord avec celle-ci de Newman, dans la préface de L’Idée d’université :

Disons, pour parler le langage des théologiens, que l’Église est indispensable à son intégrité. L’incorporation à l’Église ne modifie en rien son caractère fondamental : l’université a toujours pour fonction d’éduquer l’intelligence ; l’Église cependant lui sert de lest dans l’accomplissement de cette tâche.[12]     

            Plus loin :

Le Pape aurait-il quelque responsabilité ou quelque obligation à l’endroit du savoir profane, en tant que tel ? […] Sûrement les intérêts de la religion commandent seuls ses interventions. […] Il éprouve une satisfaction à voir s’élaborer les systèmes les plus vastes et les plus philosophiques d’éducation de l’intelligence. Il a, en effet, la conviction profonde que la vérité, en même temps qu’elle est ce dont il fait profession, est aussi pour lui une alliée authentique : tout comme il a la conviction que la raison et le savoir sont les auxiliaires assurés de la foi.[13]

            Le pape et le cardinal sont accordés sur l’autonomie de l’université, justifiée par son but, soit la recherche de la vérité, selon Benoît XVI, soit la formation de l’intelligence, selon Newman. L’un et l’autre de ces buts servent aussi l’Église. Et celle-ci, qui a aussi pour but la recherche de la vérité, est garante de cette autonomie et de l’enseignement de l’universalité du savoir, par la place qu’elle réclame pour la théologie à l’université. Le Pape reprend en d’autres termes la leçon de son discours à l’université de Ratisbonne. Résumant sa réponse à la question qu’il s’est posée : que peut dire le pape à l’université de Rome, il dit : le pape est d’abord l’évêque de Rome et sa responsabilité s’exerce sur l’Église catholique tout entière. Mais celle-ci est dans le monde et, par ce fait, le pape est devenu une voix de la raison éthique de l’humanité. Cette prétention peut soulever l’objection qu’il intervient au nom de la foi catholique et que ses déclarations ne s’adressent pas à ceux qui n’ont pas cette foi. Mais il persiste, disant que, justement, la question : qu’est-ce que la raison ? qui est posée là est absolument fondamentale. Il retrouve donc la position qu’il avait prise dans le discours de Ratisbonne mais sur un registre un peu différent. Là, il avait mis en avant la raison universelle grecque et son intégration dans les derniers écrits de l’Ancien Testament et dans ceux du Nouveau comme instrument d’élaboration de l’enseignement révélé, un peu à la manière de la raison théorique ou raison pure de Kant ; ici, la parole du pape (et de l’Église), revendiquée comme « une voix de la raison éthique de l’humanité »[14], l’est plutôt comme témoin, de fait, historique et durable, de la raison pratique de Kant. Dans l’un et l’autre cas c’est la raison universelle, une voix qui s’adresse à tous, pas seulement aux chrétiens catholiques. C’est pourquoi il peut réclamer, comme évêque de Rome, de s’adresser à tout homme.

            Tout autant que de l’esprit des discours sur l’université, les deux discours de Benoît XVI, ici présentés, sont pénétrés de l’esprit de l’Essai sur le développement de la doctrine chrétienne de Newman. Comme l’Essai, ils témoignent d’une vue ample de l’histoire des idées comme de celle des institutions et de leur développement orthodoxe, ainsi que d’une vision optimiste et sereine des rapports de la raison et de la foi, de la foi et de la culture, de l’Eglise et de l’université. Des désaccords et même des conflits peuvent arriver mais ils résultent d’un oubli de l’origine et de la nature des deux institutions. Newman n’a pas dit autre chose : les conflits ne résultent pas de la nature de l’université ou de l’Église mais des circonstances ou des abus.

            L’accord de Benoît XVI et de Newman sur ces sujets résulte sans doute moins d’une influence directe, encore que le Pape émérite tient en grande estime le cardinal anglais et connaît son œuvre, mais peut-être d’une solide connaissance qui leur est commune de la vie de l’esprit, de la vie de l’Église, de l’histoire des doctrines et de leur développement, de la Tradition, c’est-à-dire de la continuité qui est fidélité aux origines. L’un et l’autre ont, comme assise de leur pensée, une solide base antique et médiévale qu’ils ne considèrent pas comme démodée. Ils sont des témoins d’une pensée classique ouverte à la modernité, mais critique à l’égard de celle-ci.

            Dans le discours prononcé au Collège des Bernardins à Paris, le vendredi 12 septembre 2008, au cours de son voyage en France, Benoît XVI a poursuivi sa réflexion sur la religion et la culture, et donc, sur la raison et la foi ; il y a peut-être livré le fond de sa pensée sur ces sujets et sur ces liens par ces mots : « la recherche de Dieu, fondement de toute vraie culture ». Il l’a fait en s’appuyant sur un moment de l’histoire, quand les monastères ont joué un rôle indispensable dans la transmission de la culture. Le lieu où était prononcé le discours fut autrefois un monastère. Là, dit-il, furent réunies, comme une seule chose « les origines de la théologie occidentale » et « les racines de la culture européenne »[15]. Comment cela ?

            La fracture culturelle provoquée par les migrations des peuples à la fin de l’Empire romain et durant le Haut Moyen Âge aurait pu être une coupure irrémédiable si les monastères n’avaient été ces « espaces où survécurent les trésors de l’antique culture et où, en puisant à ces derniers, se forma petit à petit une culture nouvelle »[16]. Pourtant ces cénobites n’avaient pas pour premier but la conservation du passé ou l’invention d’une culture nouvelle mais la recherche de Dieu, quaerere Deum. C’est cela qui les fit s’adonner, parce qu’ils étaient chrétiensà l’étude des Saintes Écritures. S’appuyant sur le livre de Dom Jean Leclercq, qu’il cite plusieurs fois, L’Amour des lettres et le désir de Dieu, le pape émérite dit et redit que le désir de Dieu comprenait l’amour des lettres, et que, pour trouver Dieu, les sciences profanes (principalement la grammaire) qui donnaient accès à la langue, étaient un moyen nécessaire« La bibliothèque faisait, à ce titre, partie intégrante du monastère, tout comme l’école »[17].

            Benoît XVI rappelle ensuite que cette étude de la langue était faite dans la communauté du monastère et avait son expression commune dans le chant liturgique, particulièrement le chant des psaumes, qui rythmait la journée et la nuit des moines, et dont la beauté et l’harmonie étaient accordées « à l’harmonie musicale de la création » et au chant des anges. Mais le rôle de la communauté ne se résumait pas à l’expression liturgique. L’Écriture ou plutôt les Écritures, dans leur diversité, étaient et sont l’unique Parole de Dieu, à nous adressée. Pour en saisir le sens, « l’Écriture a besoin de l’interprétation de la communauté où elle s’est formée et où elle est vécue »[18]. Suit un développement sur l’autre aspect de la vie monastique que la prière, ora : le travail, labora, présenté comme une participation à l’œuvre créatrice de Dieu.

            Le pape conclut sur un thème qui lui est cher, l’universalité de Dieu et l’universalité de la raison :  

Nous sommes partis de l’observation que, dans l’effondrement de l’ordre ancien et des antiques certitudes, l’attitude de fond des moines était le quaerere Deum – se mettre à la recherche de Dieu. C’est là, pourrions-nous dire, l’attitude vraiment philosophique : regarder au-delà des réalités pénultièmes et se mettre à la recherche des réalités ultimes qui sont vraies.[19]

            Cette recherche devait aussi être diffusée et communiquée selon le précepte contenu dans la première lettre de saint Pierre (3, 15) :  « Vous devez toujours être prêts à vous expliquer devant tous ceux qui vous demandent de rendre compte de l’espérance qui est en vous ». Rendre compte, rendre raison, logos, « le logos doit devenir apologie, la Parole doit devenir réponse », une réponse qui justement s’adresse à la raison commune présente en tout homme. « L’universalité de Dieu et l’universalité de la raison ouverte à lui constituaient pour eux [les chrétiens de l’Église naissante] la motivation et, à la fois, le devoir de l’annonce »[20].

            Évoquant, dans ses derniers mots, le discours de saint Paul à l’Aréopage, le pape dit encore :

Paul n’annonce pas des dieux inconnus. Il annonce celui que les hommes ignorent et pourtant connaissent : l’inconnu-connu. C’est celui qu’ils cherchent, et dont, au fond, ils ont connaissance et qui est cependant l’inconnu et l’inconnaissable. […] La nouveauté de l’annonce chrétienne ne réside pas [seulement] dans une pensée mais dans un fait : Dieu s’est révélé. Ce n’est pas un fait nu mais un fait qui, lui-même, est logos, présence de la raison éternelle dans notre chair. Verbum caro factum est (Jn 1, 14) : […] le logos est présent au milieu de nous. C’est un fait rationnel.[21]

            La situation est-elle si différente aujourd’hui qu’au temps où saint Paul discourait à Athènes, se demande le pape ?

Pour beaucoup [de nos contemporains], Dieu est vraiment devenu le grand inconnu. Malgré tout […] aujourd’hui l’actuelle absence de Dieu est aussi tacitement hantée par la question qui le concerne. Quaerere Deum […] cela n’est pas moins nécessaire aujourd’hui que par le passé.[22]

            Comme il l’avait fait à Ratisbonne, il fustige une culture purement positiviste qui repousse la question de Dieu dans le domaine subjectif et qui est, de fait, une capitulation de la raison et un échec de l’humanisme. Il conclut d’une proposition qui, selon nous, résume le message délivré en l’ancien monastère des Bernardins : « Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à l’écouter, demeure encore le fondement de toute culture véritable »[23].

            Newman était dans le même courant quand il rappelait « la connexion qui existe entre foi, vérité et connaissance » comme quand il jugeait indispensable la place de la théologie parmi les disciplines enseignées à l’université, à cause de son objet, l’Être suprême (Dieu)[24].        

Bilan, perspective

            Que retenir de cette confrontation assez sommaire de ces deux penseurs, au vu de l’actualité aussi bien universitaire que culturelle ou philosophique ? Nous ne revenons pas sur leur inspiration commune, faite d’une solide connaissance de l’histoire des idées, des doctrines et des institutions. Mais cette élévation philosophique, cette hauteur de vue sont-elles de mise aujourd’hui alors que l’université et les disciplines enseignées ne semblent guère refléter la belle unité et l’universalité défendues par Benoît XVI comme par Newman ?

            Rappelons cette vision unifiée de Newman en citant quelques lignes de la troisième conférence intitulée « Influence de la théologie sur les autres branches du savoir » :

Pour résumer ce que j’ai dit, je pose, premièrement que l’ensemble du savoir forme un tout, parce qu’il porte sur un objet qui est un. […] Je pose, en second lieu, que les sciences résultent de cette abstraction de l’esprit dont j’ai parlé plus haut. Elles enregistrent méthodiquement telle ou telle particularité du contenu global de la connaissance. […] Enfin, en troisième lieu, je pose que la vision exhaustive de l’influence qu’une science exerce sur une autre, du service que l’une peut rendre à l’autre, de la place, de la limite, du raccord, de l’appréciation de la valeur exacte de chacune : tout cela, je pense, relève d’une science distincte de toutes les autres et qui est d’une certaine manière une science des sciences. Je vous livre l’idée que je me fais là de ce qu’il faut entendre par philosophie, au vrai sens du terme, et pour autant de ce que j’appellerai, dans ces Conférences, une tournure philosophique de l’esprit.[25]

            Le pape Benoît XVI n’entre pas dans toutes ces distinctions, que Newman reprend et développe en plusieurs pages de ces conférences. Toutefois, le rôle qu’il assigne à la raison commune correspond peu ou prou à celui que Newman dit être celui de la philosophie et à ce qu’il appelle « une tournure philosophique de l’esprit ». N’était-ce pas l’atmosphère intellectuelle que le professeur de théologie avait connue à l’université de Bonn ?

Malgré toutes les spécialisations, qui nous rendent parfois incapables de communiquer les uns avec les autres, nous faisions l’expérience de former cependant un tout et qu’en tout nous travaillions avec la même raison dans toutes ses dimensions, en ayant le juste sentiment d’assumer une responsabilité commune du juste usage, voilà ce que nous pouvions vivre.

            Et il continue, en disant, dans un esprit tout proche de celui de Newman, que les deux facultés de théologie, présentes à l’université, « en s’interrogeant sur la raison de la foi, accomplissaient un travail qui appartient nécessairement au tout de l’Universitas scientiarum »[26].

            L’empiétement d’une discipline sur l’autre, si toutes ne sont pas représentées à l’université, ou la réduction de la religion et de la théologie à des affections et des sentiments était, pour Newman, une perte de la « tournure philosophique de l’esprit » et une usurpation de la raison. Cela correspond à ce que Benoît XVI appelle « la limitation auto-décrétée de la raison (à ce qui est susceptible de falsification dans l’expérience) », qu’il dit devoir être surmontée et qui peut l’être si « nous ouvrons de nouveau à la raison tout son espace. Dans ce sens, la théologie […] comme questionnement sur la raison de la foi, doit avoir sa place dans l’université et dans un large dialogue des sciences »[27]. Ce n’est pas un paralogisme mais une implication qui vient du fait que la présence de la théologie dans le dialogue des sciences est, pour la raison, une garantie de son plus grand usage et de sa plus large extension.

            Voilà, sans doute, le message principal du pape émérite à Ratisbonne, répété dans le discours qui était prévu à l’université La Sapienza. Newman a donné ce même message, beaucoup plus développé dans les dix conférences données ou prévues à Dublin. À La Sapienza, le Pape s’était donné comme sujet : « Qu’est-ce que le Pape a à faire ou à dire à l’université ? », et il répondait : 

Au-delà de son ministère de pasteur dans l’Église et en raison de la nature intrinsèque de ce ministère pastoral, il est de son devoir de maintenir vive la sensibilité pour la vérité ; d’inviter toujours la raison à se mettre à la recherche du vrai, du bien, de Dieu.[28]

             Par la perspective historique de la vie de l’Église qu’il contient, ce deuxième discours retient quelque chose de l’Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, mais aussi, dans la conclusion, de La Lettre au duc de Norfolk, en laquelle Newman établit l’autorité du Pape et celle de la conscience, et leurs rapports. De même qu’il montre qu’elles ne peuvent entrer en opposition ou en conflit, par la nature des choses, de même Benoît XVI établit que le Pape ne peut s’opposer à la vérité (à la droite raison, à la raison commune).

            Reste l’actualité d’un tel message, assez semblable, de Newman et de Benoît XVI ? Rappel d’une tradition plus que bimillénaire, puisque l’un et l’autre se réclament de l’héritage grec : « On peut voir dans l’interrogation de Socrate l’impulsion qui vit naître l’université occidentale »[29], dit Benoît XVI, et que l’un et l’autre estiment ne pas devoir être achevée !

            Utopie ! Au vu de la situation émiettée des savoirs ! Mais une utopie, littéralement ce qui n’est nulle part, peut être un avertissement, un idéal, un horizon qui fuit toujours devant soi. Entre l’utopie de Thomas More et l’idée de Newman, il y a de la différence. Elle n’est pas à confondre, non plus, avec l’idée selon Platon. De l’idée platonicienne, il me semble que l’idée newmanienne a la réalité et la consistance, mais elle doit être saisie, contemplée par nos âmes, nos esprits. Elle a quelque ressemblance avec la forme selon Aristote, car elle doit informer une institution, autrement, elle reste ignorée et donc inexistante puisqu’elle n’est réelle, comme la forme, qu’à la condition d’informer une matière ; si cette information cesse, l’institution n’est plus ! L’idée peut demeurer, au moins celle de Newman, comme utopie ?                                       


[1]La Documentation catholique, 15 octobre 2006, n° 2366, Paris, Bayard Presse, p. 924, traduction de Charles Ehlinger pour La Documentation catholique(abréviation D. C. 2366).                                     

[2]John Henry Newman, L’Idée d’université, Paris, Desclée de Brouwer, 1968 (collection Textes Newmaniens VI)/Ad Solem, 2007, p. 61, traduction d’Edmond Robillard et Maurice Labelle (abréviation L’Idée) et The Idea of a University, Londres, Longmans, Green and Co. (Uniform Edition), p. 1, (abréviation The Idea).  « If, nevertheless, I still venture to ask permission to continue the discussion, already so protracted, it is because the subject of Liberal Education, and of the principles on which it must be conducted,  has ever had a hold upon my own mind ; and because I have lived  the greater part of my life in a place which has all that time been occupied in a series of controversies both domestic and with strangers, and of measure, experimental or definitive, bearing upon it. »   

[3]D. C. 2366, p. 925.

[4]L’Idée, p. 29, The Idea, p. IX : « The view taken of a University in these Discourses is the following : – That it is a place of  teaching universal knowledge.»     

[5]Ibid., p. 66 et p. 4-5 : « Let it be observed, then, that the principles on which I would conduct the inquiry are attainable, as I have already implied, by the mere experience of life. […] they almost arise out of the nature of the case; they are dictated even by human prudence and wisdom, though a divine illumination be absent […]. »     

[6]Ibid., p. 100 et p. 27-28 : « The religious world, as it is styled, holds, generally speaking, that Religion consists, not in knowledge, but in feeling or sentiment. The old Catholic notion, which still lingers in the Established Church, was, that Faith was an intellectual act, its object truth, and its result knowledge. Thus if you look into the Anglican Prayer Book, you will find definite credenda, as well as definite agenda; but in proportion as the Lutheran leaven spread, it become fashionable to say that Faith was, not an acceptance of revealed doctrine, nor an act of the intellect, but a feeling, an emotion, an affection, an appetency; and, as this view of faith obtained, so was the connection of Faith with Truth and Knowledge more and more either forgotten or denied […] At length the identity of this (so-called) spirituality of heart and the virtue of Faith was acknowledged on all hands. »     

[7]Ibid., p. 95 et p. 24 : « If on the other had it turns out that something considerable is known about the Supreme Being, whether from Reason or Revelation, then the Institution in question professes every science, and yet leaves out the foremost  of them. »     

[8]D. C. 2366, p. 924.

[9]Ibid., p. 925.

[10]Ibid., p. 928.

[11]D. C., 17 février 2008, n°2396, p.156, version française de la Salle de presse du Saint-Siège.

[12]L’Idée, p. 31, The Idea, p. IX : « Or, to use the theological term, the Church is necessary for its integrity. Not that its main characters are changed by this incorporation: it still has the office of intellectual education; but the Church steadies it in the performance of that office. »       

[13]Ibid., p. 33-34 et x-xi : « Has he any obligation or duty at all towards secular knowledge as such ? […] Surely, what he does he does for the sake of Religion. […] He rejoices in the widest and most philosophical systems of intellectual education, from an intimate conviction that Truth is his real ally, as it is his profession; and that Knowledge and Reason are sure ministers to Faith. »     

[14]D. C. 2396, p. 156.

[15]D. C., 5 octobre 2008, n° 2409, p. 826, texte original français dans l’Osservatore Romano, du 14 septembre (abréviation D.C. 2409).

[16]Ibid., p. 827.

[17]Id. Ibid.

[18]Ibid., p. 829.

[19]Ibid., p. 831.

[20]Ibid., p. 832.

[21]Ibid., p. 833.

[22]Id. ibid.

[23]Id. ibid.

[24]Voir ci-dessus les notes 6 et 7.

[25]L’Idée, p. 133-135 et The Idea, p. 50-51, passim : « Summing up, Gentlemen, what I have said, I lay it down that all knowledge forms one whole, because its subject-matter is one. […] Next, sciences are the results of that mental abstraction, which I have spoken of, being the logical record of this or that aspect of the whole subject-matter of knowledge. […] And further, the comprehension of the bearings of one science on another, and the use of each to each, and the location and limitation and adjustment and due appreciation of them all, one with  another, this belongs, I conceive, to a sort of science distinct from all of them, and in some sense a science of sciences, which is my own conception of what is meant by Philosophy, in the true sense of the word, and of a philosophical habit of mind. »     

[26]D.C. 2366, p. 924.

[27]Ibid., p. 928.  

[28]D. C. 2396, p. 160.  

[29]Ibid., p. 157.