Études newmaniennes n°29 (2015)
D’après le romancier Walker Percy, écrivant à la fin du vingtième siècle, l’époque actuelle souffre d’un malaise induit par un trop plein de théorie. Comme il le fait observer, le théoricien expert (expert theorist), absorbé dans ses propres productions théoriques, a perdu de vue l’attitude naturelle de la vie préthéorique, c’est-à-dire la vie du sens (meaning) dans laquelle tout théoricien en tant qu’individu existe réellement ; et ayant perdu de vue l’attitude naturelle de l’individu réellement existant, le centre du sens qui donne naissance à toute activité théorique, le théoricien expert se trouve dépourvu de tout fondement rationnel quant au sens de sa propre activité de théorisation. Absorbé dans ses propres constructions, le théoricien moderne souffre d’un oubli de soi. Au fur et à mesure qu’on acquiert des connaissances scientifiques, on perd le contact avec soi-même et donc avec le monde ; on se trouve en effet, comme le remarque Percy, perdu dans le cosmos[1].
C’est afin de nous sauvegarder d’un tel malaise résultant d’un trop plein de théorie que Newman soutient la valeur de l’éducation libérale dans son Idée d’université. Tout au long de ses écrits philosophiques il dénonce toute théorisation irréelle, à savoir la fascination excessive exercée par nos propres productions théoriques ou notionnelles, dont la conséquence est l’éclipse du réel. Dans la première moitié de L’Idée d’université, il présente l’éducation libérale comme une sauvegarde contre la bigoterie intellectuelle, ce vice intellectuel qui a ses racines dans un amour excessif de la théorie et qui consiste en la présomption de posséder un savoir compréhensif grâce à une seule science ou à une seule théorie. Bien qu’il dénonce cet amour excessif de la théorie, il n’est en aucune façon un irrationaliste dénigrant l’activité théorique en elle-même. Car la finalité ou le telos de l’université est, selon lui, la vertu théorique de l’illumination ou l’élargissement de l’esprit. Plus qu’une simple accumulation des connaissances, plus que le simple fait de savoir beaucoup de choses, l’illumination ou le vrai élargissement de l’esprit, dit-il, consiste en « le pouvoir d’appréhender plusieurs choses en même temps comme un tout, de leur assigner à toute et à chacune la place qui leur revient dans le système universel, de comprendre leurs valeurs respectives et de déterminer leur dépendance »[2]. Et une telle compréhension totale n’est possible qu’au moyen d’une activité théorique. Ainsi est-ce à la fois afin de sauvegarder contre la bigoterie intellectuelle et afin de cultiver une compréhension englobante ou universelle que Newman plaide en faveur de l’inclusion de l’éventail complet des sciences, y compris la théologie, dans le cursus universitaire. L’image qu’il utilise pour décrire l’université est celle du cercle des différentes disciplines scientifiques.
Pourtant, on pourrait demander, et cela a été fait, surtout en ces circonstances postmodernes, si l’université en tant que rassemblement des diverses disciplines scientifiques équivaut réellement à un savoir global. Pour que les diverses disciplines scientifiques forment un cercle, c’est-à-dire afin qu’elles soient équivalentes à une vision connectée, il doit en exister un centre. Mais qu’y a-t-il au centre du cercle ? J’aborde cette question dans ce qui suit. Je soutiens que la fragmentation de la connaissance, qui caractérise la postmodernité, est basée sur une sorte de fascination de la théorie que Newman évite en identifiant l’objet même de notre appréhension du réel qui commande à nos actes théoriques autrement désordonnés.
Au tout début de son Idée d’université, il définit l’université comme « un lieu où l’on enseigne la totalité du savoir (ou : des connaissances) »[3]. Plus loin dans ses conférences, il nous dit ce qu’est l’objet du savoir universel :
Tout savoir (Knowledge), quel qu’il soit, poursuit la vérité. Et si on demande ce que l’on entend par la vérité, je suppose qu’on pourrait répondre avec justesse qu’elle consiste dans la connaissance des réalités (facts) et de leurs relations mutuelles […]. Tout ce qui existe, au regard de l’esprit qui le contemple, forme un seul vaste système ou une donnée complexe (a complex fact) qui, bien entendu, se fragmente en un nombre indéfini de données (facts) particulières, lesquelles, en tant que parties d’un tout, possèdent des relations innombrables, de toute espèce, les unes avec les autres. Le savoir est l’appréhension de ces données (facts), soit en elles-mêmes, soit dans leurs situation et rapports réciproques.[4]
Newman nous dit ici que la vérité, qui constitue l’objet même de l’université, est la totalité de ce qui existe ou le tout. Ce qui est implicitement affirmé dans ce passage est aussi l’idée que c’est cet objet, la totalité de ce qui est ou son tout, qui confère une unité à notre savoir ; c’est un point qu’il explicite plus tard quand il nous dit que « tout savoir forme un tout » parce que « son objet même est un »[5], et que « toutes les sciences se présentent à nous comme une » parce qu’« elles sont toutes liées à l’unique et même sujet constituant »[6]. À partir de là, on peut en déduire que la mesure avec laquelle un individu atteint un véritable élargissement de son esprit est proportionnelle à son appréhension de l’ordre réel des choses.
Bien que le désir d’une compréhension globale surgisse avec notre conscience naturelle de l’existence de la manière dont les choses forment un tout, ce qui amène la question et le souci de la vérité des choses, y compris de soi-même, en référence à leurs dispositions relatives dans un ordre d’être total, la satisfaction de ce désir de comprendre est au mieux une possibilité lointaine, que seul un travail discursif permet de réaliser. « La pensée humaine », dit Newman, « ne peut pas saisir d’un seul coup d’œil un fait immense en son tout ou en prendre possession immédiatement ». Il faut plutôt approcher son objet de façon discursive, « en observant une chose, puis une autre », en avançant d’une vue partielle à une autre « vers une maîtrise du tout ». « Ces diverses vues partielles, grâce auxquelles l’esprit contemple son objet », dit Newman, « nous les nommons sciences »[7].
La science, selon Newman, peut être comprise comme une forme d’appréhension rigoureuse au moyen de laquelle la pensée ordonne son savoir de façon systématique en fonction de principes, arrivant ainsi à une compréhension mieux définie du fait complexe de la multitude des choses dans leurs relations multiples, permettant à la pensée de prendre possession de son sujet. Le pouvoir d’abstraction, fait-il remarquer, est opérationnel dans toute pensée scientifique, c’est-à-dire sa capacité à identifier des caractéristiques intelligibles au sein de notre expérience et à traiter ces caractéristiques en dehors de la matrice complexe de l’expérience d’où elles proviennent. En vertu de sa capacité à mettre de côté beaucoup de choses pour s’occuper exclusivement de certaines caractéristiques spécifiques de celles-ci, l’esprit a le pouvoir de mettre en évidence son expérience en fonction d’aspects susceptibles d’une formulation logique, en apportant une plus grande clarté et exactitude à sa compréhension des choses, et en fournissant les moyens de communiquer ses connaissances et, par conséquent, le moyen de les enseigner. Du fait que la fonction de l’université est d’enseigner les connaissances, ses outils sont les différentes disciplines scientifiques qui constituent ses différentes facultés.
En explicitant la nature des sciences, Newman tient à attirer l’attention sur leur inachèvement. Du fait que la science considère les objets selon un seul aspect, en les isolant du reste du donné concret du réel, elle est partielle et ne peut donc représenter ou rendre présent à l’esprit aucun tout concret (concrete whole) et encore moins le tout absolu. En raison de l’inachèvement de toute science, Newman plaide en faveur du cercle complet des sciences, y compris la théologie, dans le cursus universitaire, car si l’université doit être honnête envers elle-même en étant le lieu de l’enseignement du savoir universel, elle ne peut pas omettre de ce cercle quelque science que ce soit sans risquer de dénaturer sa finalité.
La description faite par Newman de la science, abstraite et donc limitée dans son pouvoir de représenter les réalités concrètes, reflète sa manière plus générale de traiter l’appréhension intelligente en deux modes distincts, l’appréhension réelle et l’appréhension notionnelle, comme il l’a développée dans son Essai pour contribuer à une grammaire de l’assentiment. L’appréhension réelle, nous dit-il, est déterminée en fonction de son objet et de son mode ; son objet est constitué de réalités concrètes ou de personnes, et son mode d’appréhension de ces objets est expérientiel, c’est-à-dire direct. L’appréhension notionnelle, d’autre part, a affaire aux abstractions. Les notions sont des items mentaux générés ou produits par les pouvoirs d’abstraction de l’intelligence, afin de l’aider à réfléchir à ses objets avec une plus grande clarté et précision. En tant que telle, l’activité notionnelle de l’intelligence est, comme le fait remarquer Newman dans la Grammaire, « le fondement même de toute science ». En appréhendant quelque chose de manière notionnelle, l’esprit prend pour objet immédiat ces abstractions générées et produites par sa propre activité, qu’il prête attention aux abstractions elles-mêmes, en dehors de toute référence à des objets réels, ou qu’il le fasse en référence à ces réalités concrètes d’où elles proviennent.
Afin d’apprécier à sa juste valeur la conception newmanienne de la vertu intellectuelle, il est crucial de reconnaître sa façon de comprendre l’ordre véritable de l’appréhension réelle et notionnelle chez l’individu. Deux grands points requièrent ici notre attention. Premièrement, du fait que les notions sont des abstractions, elles ne parviennent jamais à une représentation adéquate des réalités concrètes. Quelles que soient la clarté et l’exactitude, l’absence d’ambiguïté, la sûreté méthodologique et la communicabilité universelle des connaissances rendues possibles grâce à l’appréhension notionnelle, il y a un prix à payer, à savoir l’appréhension exacte des objets réels. Newman tient ainsi à nous rappeler que nos notions concernant les choses n’en sont que « des aspects, plus ou moins exacts », elles « ne sont jamais complètement proportionnées aux choses elles-mêmes » et, pour cette raison, « ne peuvent pas être considérées comme de simples représentations ou indicateurs des choses telles qu’elles sont ». De plus, il soutient que, quel que soit le nombre d’abstractions réunies, il n’équivaudra jamais à une seule réalité concrète. Entre les choses elles-mêmes, les réalités concrètes, ou les personnes, d’une part, et nos représentations conceptuelles, nos notions abstraites ou nos constructions théoriques d’autre part, il y a une distance infinie, voire la distance infinie de la pensée éclairante, un abîme qui ne peut jamais être comblé si on prend le notionnel comme le point de départ et le fondement. Cela nous amène au deuxième point crucial.
Concernant le juste ordre de ces deux modes essentiels d’appréhension chez l’individu, Newman soutient que « l’appréhension réelle a la priorité en tant qu’elle est le champ, la limite et le test du notionnel ». D’après cette conception, le réel, c’est-à-dire les touts (wholes) concrets ou personnels, est le lieu central de l’intelligibilité et de la signification duquel tous les actes théoriques proviennent et vers lequel ils retournent pour atteindre la plénitude de leur sens. Contrairement au réel, le notionnel a en lui-même quelque chose d’irréel en ceci qu’il dépend de l’esprit qui le génère. Du fait qu’il y a une distance infinie entre le réel et le notionnel, un désordre théorique surgit lorsque la relation entre eux est inversée, car il n’existe aucun moyen de revenir au réel quand on commence par le notionnel[8].
Pour en revenir à son Idée d’université, je voudrais faire remarquer, à ce stade, que Newman nous a fourni les bases naturelles de l’université. Les universités sont la résultante du potentiel de la raison naturelle, dans son ouverture noétique au tout, et le désir subséquent de la compréhension universelle qui progresse au moyen des sciences constituant l’institution. Bien qu’il nous révèle les fondements de l’université, Newman semble, cependant, nous mettre dans une situation difficile quant à la réalisation de ses objectifs. D’un côté, il insiste sur le fait que c’est l’objet lui-même ou les choses elles-mêmes formant un tout qui confèrent l’unité au savoir. D’un autre côté, il nous dit que nous n’avons pas d’appréhension directe du tout et que nous devons, par conséquent, nous fier aux sciences qui, à leur tour, ne fournissent que des vues partielles et abstraites qui n’atteignent jamais les choses elles-mêmes. Dans la tentative pour avancer vers la connaissance du tout au moyen des sciences, l’unité initiale de l’expérience se fragmente en vues partielles. Et il n’est pas évident qu’un rassemblement de sciences partielles parviendrait à une compréhension globale en dehors d’une appréhension réelle de l’ordre réel.
Selon l’évaluation des sciences faite par Newman, il ne semblerait pas qu’une science spécifique puisse remplir la fonction architectonique d’établir un ordre parmi les sciences disparates. Parce que chaque science se détermine elle-même selon les principes qui opèrent dans un aspect abstrait et particulier de la réalité, aucune science, pas même la théologie, comme il l’affirme, ne possède ce principe. Il ne semble pas non plus que le rassemblement des sciences parviendrait à une vue globale ou compréhensive, étant donné la distance infinie existant entre le réel concret et nos abstractions notionnelles. N’ayant ni une appréhension directe ni une science architectonique du tout, le savoir humain peut apparaitre dépourvu de tout principe d’unité qui ordonnerait ses connaissances en une compréhension globale.
Bien que Newman parle de la philosophie comme une sorte de science des sciences, et laisse entendre ainsi qu’elle remplit cette fonction architectonique, il ne dit rien de défini sur ce qu’elle est, sauf qu’elle est un principe interne et une habitude de l’esprit, autrement dit l’esprit éclairé qui saisit les choses de manière synoptique. Quoi que Newman veuille dire par « philosophie », je crois que nous pouvons au moins en déduire ceci : si la philosophie, comme science des sciences, est la plus architectonique, et si l’ordre réel est celui en référence auquel les sciences disparates sont considérées dans leurs relations respectives, alors la philosophie doit être cette science ou forme de compréhension qui a pour fondement l’appréhension directe de l’ordre réel.
L’image de l’université que Newman nous présente à la fin du Discours IV nous donne peu d’encouragement. L’université, plutôt qu’une entreprise coopérative allant dans le sens de la réalisation et de la transmission d’un savoir universel, semble être un rassemblement de disciplines distinctes, chacune étant préoccupée par son propre aspect de la réalité, et non par les questions concernant le tout, chacune ayant tendance à une spécialisation accrue et donc à un esprit de clocher plus important, et chacune revendiquant et protégeant jalousement son propre domaine de connaissances contre l’empiètement impérialiste des autres sciences. Plutôt que de s’élever à une vision compréhensive des choses et, ainsi, à un véritable élargissement de l’esprit, l’entreprise collective de l’université semble fonctionner comme un système d’équilibre de pouvoirs remplissant une fonction négative, celle d’empêcher tout autre science de sortir de son champ de compétence épistémique, en raison de la tentation philosophique, de la nécessité pratique pour chaque théoricien, d’approcher une vision du tout[9]. Il semble que le cercle des sciences n’ait pas de centre.
Bien que Newman situe les fondements de l’université dans une compréhension classique de la raison comme ouverture noétique au tout, qui façonne le désir naturel de comprendre les choses, y compris soi-même, en rapport avec un ordre total de l’être, il semble qu’il ait devancé l’université contemporaine dans sa compréhension postmoderne d’elle-même. En renonçant à la possibilité d’un savoir universel ou d’une compréhension globale et, de ce fait, en abandonnant la possibilité d’un véritable élargissement de l’esprit, la raison se réconcilie avec la fragmentation du savoir et avec la vue déflationniste de ce qui constitue la vertu intellectuelle qui consisterait, non pas en un éclaircissement mais plutôt en une fonction négative de la pensée critique.
Cependant, ceci n’est pas la façon de voir définitive de Newman. Malgré ses déclarations sur les limites de la pensée notionnelle et scientifique, il ne fait preuve d’aucune anxiété épistémique par rapport à la distance infinie qui existe entre les réalités concrètes et les notions abstraites. Non seulement il suppose implicitement que l’appréhension du réel, c’est-à-dire l’appréhension directe des choses elles-mêmes, est possible et ne pose pas de réels problèmes, il part aussi du principe qu’elle est véridique et que, en fait, nous jouissons déjà d’une telle appréhension antérieurement à nos réflexions théoriques. Bien qu’il refuse d’admettre l’appréhension directe ou du réel de la totalité de ce qui est, il n’en conclut pas pour autant que l’appréhension du réel des êtres substantiels ou des touts concrets, et donc l’appréhension vraie d’un ordre réel, nous soit fermée. Du simple fait que nous n’appréhendons pas directement l’ordre total des choses, il ne s’ensuit pas que nous ne pouvons pas appréhender les choses elles-mêmes comme des touts ordonnés, dont l’appréhension peut nous fournir une appréhension de l’ordre réel et des principes utiles à penser l’unité de l’être.
« Ex pede Herculem », dit Newman : nous connaissons Hercule grâce à son pied[10]. Pour identifier alors cette partie du tout, dont l’appréhension réelle nous fournirait un meilleur aperçu du tout et se situerait au centre du cercle du savoir, nous avons seulement besoin d’identifier la réalité concrète qui possède suffisamment de complexité et d’intégrité ontologique, dans l’appréhension réelle de laquelle nous avons une prérogative épistémique complète. Et il nous dit ce qu’est exactement cet être substantif. Dans le Discours III, il affirme ce qui suit :
Prenons, par exemple, comme sujet d’étude, l’homme lui-même. Nous nous rendons compte, dès le départ, qu’il peut être envisagé sous bien des rapports. Et les sciences qui traitent de l’homme se distinguent les unes des autres en fonction de ces rapports ; de même, c’est selon notre connaissance de ces sciences que nous en possédons une connaissance vraie. Nous pouvons le considérer en fonction des éléments matériels de son corps, ou de son psychisme, ou de son foyer et de sa famille, ou de la communauté dans laquelle il vit, ou de l’Être qui l’a créé ; et nous l’envisageons en conséquence, respectivement, en tant que physiologistes, ou moralistes, ou économistes, ou politologues, ou théologiens. Quand nous le saisissons sous tous ses rapports considérés ensemble, ou comme le sujet unique de toutes les sciences que j’ai énumérées, alors nous pouvons affirmer que nous en sommes parvenus à une idée de l’homme comme un objet ou un fait extérieur.[11]
Le véritable objet qui se tient au centre du cercle du savoir, dont l’appréhension véritable peut apporter de l’ordre parmi les sciences disparates, c’est la personne humaine. En tant qu’unité psychosomatique, au sein de laquelle l’éventail complet des ordres ontologiques, allant d’une nature externe et matérielle à une nature intensive et rationnelle, est ordonné de manière à constituer un tout fonctionnel, la personne humaine peut être appelée « la quintessence de la hiérarchie de l’être »[12]. Ou bien, comme l’affirme Hans Jonas, dans « l’exemplarité de sa totalité psychophysique la personne humaine représente le maximum de complétude ontologique qui nous soit connue »[13]. Comme l’agent qui ordonne concrètement les régions ontologiques distinctes au sein de l’unité de l’individu vivant, le soi peut être décrit comme la substance réelle qui sous-tend les conclusions abstraites des différentes sciences. Et parce que celui qui réalise potentiellement l’acte de la connaissance participe déjà à l’objet de celle-ci, parce qu’il est en fait le sujet de sa propre illumination à travers ses réflexions théoriques, il n’existe aucun abîme épistémique qui doit être comblé afin de revenir au réel.
Afin de prolonger cette réflexion sur la manière dont l’individu forme le centre unifiant des réflexions théoriques, je voudrais passer maintenant d’une considération de la personne en tant qu’objet concret des différentes sciences à celle de la personne en tant que sujet connaissant. À cette fin je citerai et commenterai deux passages connexes dans lesquels Newman parle de l’éclaircissement ou l’élargissement de l’esprit. Dans le premier passage, il fait les observations suivantes :
C’est quand non seulement nous apprenons, mais mettons en rapport ce que nous apprenons avec ce que nous savons déjà, que nous sentons croître et s’élargir nos esprits. L’éclaircissement ne consiste pas seulement à ajouter à nos connaissances ; mais il faut un déplacement, un mouvement en avant à partir de ce centre mental [c’est l’auteur qui souligne] vers lequel gravite à la fois ce que nous savons et ce que nous apprenons, la masse sans cesse grandissante de nos acquis. Et ainsi, une intelligence vraiment grande […] est celle qui possède une vue connectée de l’ancien et du nouveau, du passé et du présent, de ce qui est éloigné et de ce qui est proche, et qui possède une perception (insight) de l’influence des uns sur les autres ; sans quoi, il n’y a ni tout, ni centre.[14]
Dans le second passage, tiré d’un des Sermons universitaires intitulé « La Sagesse, opposée à la foi et au bigotisme », Newman avance le même argument :
cet élargissement [de l’esprit] consiste en une comparaison de l’une de nos connaissances avec une autre. Pour avoir le sentiment de juger de haut et librement, il ne suffit pas d’acquérir quelque connaissance, il faut encore la comparer à ce que nous savions auparavant. Ce n’est pas le fait d’ajouter à nos connaissances qui constitue l’élargissement, mais le déplacement, le mouvement vers l’extérieur, à partir de ce centre moral [c’est l’auteur qui souligne] vers lequel gravite ce que nous savons et les connaissances que nous acquérons, toute la masse de nos connaissances.[15]
L’élargissement de l’esprit, tel l’expansion d’un cercle, est judicieusement décrit dans ces deux passages comme un mouvement vers l’extérieur, un mouvement vers la connaissance universelle qui est atteinte avec l’aide des sciences. Newman décrit néanmoins cette expansion vers l’extérieur comme provenant du centre et y retournant, centre à la fois mental dont l’existence évite à cette expansion de se fragmenter et de devenir irréelle. Sans ce centre, il n’y aurait pas de cercle, ce qui signifie qu’il n’y aurait pas de connexion (connectedness) avec la diversité des connaissances scientifiques et notionnelles.
En décrivant l’élargissement de l’esprit comme un cercle en expansion qui part du propre centre mental de l’individu, va vers l’extérieur et ensuite y retourne, Newman décrit très exactement comment l’apprentissage ou, plus précisément, la saisie des choses devient une véritable compréhension. La compréhension implique l’intégration de ce qu’on sait déjà, et cette intégration ne se produit que lorsqu’on renvoie une nouvelle connaissance vers ce qu’on sait déjà, intégrant ce qui peut d’abord apparaitre comme des faits ou éléments disparates à une totalité de la pensée, cette totalité de la pensée étant la vue d’ensemble des choses déjà acquises par celui qui apprend. Lorsque l’intégration se produit, l’apprentissage est satisfait par un éclaircissement plus poussé : les choses ont plus de sens.
Cependant, une telle intégration des connaissances implique plus que la satisfaction du critère simplement formel d’une cohérence logique à l’intérieur d’un assemblage de connaissances. Afin que de nouvelles connaissances puissent être assimilées comme connaissances vivantes, leur cohérence doit aussi être significative. C’est pour cette raison que Newman appelle aussi le centre mental de l’intégration un centre moral, c’est-à-dire le souci chez l’individu de l’unité. Un tel souci de l’unité a toujours pour médiation une idée de la signification qui informe et donne du sens à la vie d’une personne. C’est dans ce contexte de signification, toujours évaluée en rapport avec la vie d’un individu, que la nouvelle connaissance doit être intégrée si elle a été réellement appréhendée. Je crois que c’est à la lumière de leur signification, encore une fois, évaluée en rapport avec la vie d’une personne, que la variété des sciences est correctement ordonnée.
Le souci de l’unité ou de l’unification de soi est une tâche existentielle, exprimée dans la vie morale et religieuse d’un individu dans son souci de cette vie dans son ensemble. Comme tel, c’est une tâche d’intégration de soi médiatisée. Toute fracturation de cette unification semi-intégrée de l’individu dans les deux domaines séparés de l’esprit et du corps – une fracturation qui, il faut le noter, se transcrit dans l’université comme un schisme intransigeant entre les sciences naturelles et les sciences humaines – intervient à la suite d’une réflexion purement théorique et de la stipulation subséquente que la clarté et l’exactitude qui ont cours dans la pensée notionnelle deviennent la mesure de tout ce qui est objectivement connaissable dans l’ordre naturel.
Pourtant, l’expérience préthéorique de soi-même s’oppose vigoureusement et absolument à tout dualisme engendré au niveau de la réflexion théorique. Je crois que c’est dans cette appréhension préthéorique de soi, existant de façon intelligente dans les formes concrètes de la vie éthique et religieuse quant à leur souci de l’ordre, c’est-à-dire l’intégration de soi en lien avec les autres, que Newman situe l’objet de l’appréhension du réel qui sous-tend nos réflexions théoriques significatives. Selon Newman, l’individu prend part déjà aux formes de la vie et possède déjà, ainsi, une compréhension implicite de ces formes qui sont le lieu de l’intelligibilité et du sens. De même que l’appréhension réelle de la forme, l’appréhension préthéorique du soi, dans ses relations concrètes, est une appréhension des fondements intelligibles d’où émergent toutes réflexions théoriques ultérieurement éclairantes, et auxquels elles doivent se référer en fin de compte pour garantir leur sens.
Au centre du cercle du savoir, il y a le soi, non pas en tant que subjectivité transcendantale abstraite, mais plutôt comme un esprit vivant. Newman veut dire par « esprit vivant » l’intégration de l’appréhension réelle et notionnelle dans un seul et même esprit, qui est l’intelligence concrète de l’individu. Selon lui, l’esprit vivant est une chose réelle dans l’ordre naturel, une réalité substantielle capable de réflexion sur soi-même et s’éclairant soi-même au moyen d’une articulation notionnelle. Au centre le plus concentrique du cercle en expansion de la compréhension qu’on possède, ce qui donne du sérieux à sa légèreté théorique, il y a la personne, informée de manière significative par son sentiment moral et sa conscience, sa foi et son amour, et appréhendée de manière préthéorique dans ses relations concrètes avec elle-même, avec les autres et avec Dieu. Une expansion plus vaste de l’esprit est atteinte par le pouvoir de la pensée notionnelle, qui sert à éclairer davantage les principes pratiques du sentiment moral, de la conscience, de la foi et de l’amour, en comprenant leur vraie place dans le contexte plus large des choses, sans jamais en abandonner le centre.
(Traduit par Hélène BODIN)
[1] Walker Percy, « The Fateful Rift: The San Andreas Fault in the Modern Mind », Signposts in a Strange Land, New York, Picador, 1991, p. 271-291. Voir aussi Ann Hartle, Self-Knowledge in The Age of Theory, New York, Rowman & Littlefield Publishers, Inc., 1997.
[2] Cf. L’Idée d’université, Desclée de Brouwer, 1968/Ad Solem, 2007, p. 269.
[3] Cf. L’Idée d’université, Préface, p. 29-30.
[4] Cf. ibid., p. 125-126.
[5] Ibid., p. 133.
[6] Ibid., p. 149.
[7] Ibid., p. 126-127.
[8] Pour aller plus loin dans la discussion de l’appréhension réelle, voir mon article « Real Apprehension in Newman’s An Essay in Aid of a Grammar of Assent », International Philosophical Quarterly, Vol. 45, No. 4, Dec. 2005, p. 499-516.
[9] Newman insiste sur le fait que le besoin d’une vision des choses globale n’est pas simplement une affaire de curiosité théorique mais de nécessité pratique et existentielle. Comme il le dit : « Nous ne pouvons rien sans vision et nous tolérons l’illusion lorsque nous ne comprenons pas une vérité ». Newman, ici, se fait l’écho d’un point essentiel chez Platon considérant la psychologie rationnelle comme une ouverture noétique au tout : tous les humains désirent avoir une idée du bien de leurs actions, une idée du sens, c’est-à-dire de la convenance de leurs actions à un ordre total de l’être.
[10] Grammaire de l’assentiment.
[11] L’Idée d’université, p. 130. C’est nous qui soulignons.
[12] Eric Voegelin, « Reason: The Classical Experience », Anamnesis, trans. Gerhart Niemeyer, Columbia, MO, University of Missouri Press, 1990, p. 114.
[13] Hans Jonas, The Phenomenon of Life: Toward a Philosophical Biology (Evanston, IL, Northwestern University Press, 1966, p. 23-24.
[14] Cf. L’Idée d’université, p. 265-266.
[15] Sermons universitaires, DDB/Ad Solem, p. 305-306.