Introduction : le sens du mot « connectedness »
Le but de cette communication est d’essayer de cerner ce qui caractérise l’esprit (the mind) de Newman. Le point de départ est une formule qu’on trouve plusieurs fois dans ses conférences sur l’éducation universitaire prononcées à Dublin en 1852 et publiées dans L’Idée d’université. L’auteur propose de voir le but ou l’objectif d’une éducation universitaire dans l’acquisition par l’étudiant de ce qu’il désigne à plusieurs reprises par la formule : a connected view or grasp of things, en français, littéralement, « une vue ou une appréhension (une saisie) connectée des choses ». Le terme « connected » est souvent traduit par « synthétique », mais ce mot ne rend pas justice à la pensée de Newman : il évoque le « produit » fini pour ainsi dire, le terme d’un processus, comme si l’unique but de Newman était d’arriver à « faire une synthèse ». Mais ce qui l’intéresse réellement, ce sont justement les « connexions » ou les relations qui existent entre les idées ou les phénomènes de l’univers. Et il nous invite, nous lecteurs, à nous engager dans cette même recherche. Il nous invite à cultiver en nous-mêmes une certaine forme d’esprit ou une certaine approche du réel. Pour emprunter une formule à Descartes, il nous propose en quelque sorte un « discours de la méthode ».
Ainsi, dans la Préface de L’Idée d’université il déclare qu’un esprit ou une intelligence (intellect) bien formée aura « une vue ou une appréhension connectée des choses »[1]. Dans la 6e conférence, il précise sa pensée dans les termes suivants :
Une intelligence vraiment grande (a truly great intellect), reconnue comme telle par l’humanité tout entière, telle que l’intelligence d’Aristote, ou de saint Thomas, ou de Newton, ou de Goethe (je prends délibérément mes exemples au sein de l’univers catholique et en dehors de celui-ci, puisque je parle de l’intelligence en tant que telle) est donc celle qui s’élève à une vue connectée (a connected view) de l’ancien et du nouveau, du passé et du présent, de ce qui est éloigné et de ce qui est proche, et qui possède une perception (an insight into) de l’influence de toutes ces choses les unes sur les autres ; sans une telle vue, il n’y a ni tout, ni centre. Une grande intelligence possède non seulement la connaissance des choses mais celle aussi de leurs relations mutuelles et vraies ; la connaissance envisagée non seulement comme un acquis, mais comme une philosophie.[2]
Cette communication sera consacrée pour l’essentiel à des exemples de cette recherche chez Newman des « connexions » entre les phénomènes ou les idées ou les différents champs du savoir. Mais je voudrais d’abord faire quelques observations sur une certaine mentalité très répandue dans notre monde aujourd’hui, qui se trouve à l’opposé de la démarche qui est la sienne.
Une pensée qui cherche à intégrer plutôt qu’à opposer
Nous vivons dans une Église et une société divisées. Les Français en particulier – les Américains un peu moins, sans doute, mais il ne s’agit que d’une différence de degré – ont tendance à diviser le monde en deux « camps » et à penser en termes d’oppositions : on est ou ceci ou cela. En politique, le plus souvent, on est classé soit « à gauche », soit « à droite » (ou, aux États-Unis, qualifié de « libéral » ou de « conservateur ») ; dans l’Église, on est soit « progressiste » (en France) ou « libéral » (aux États-Unis), soit « traditionaliste » (le mot français « tradi », souvent employé ici, comporte même une nuance assez méprisante).
En conséquence, depuis un demi-siècle beaucoup de personnes, des deux côtés de l’Atlantique, ont voulu « récupérer » Newman, le situer dans leur « camp » et le mettre à contribution pour servir leur « cause ». Des catholiques « progressistes » ont vu en lui le défenseur d’une conception de la « conscience » qui postule une opposition entre celle-ci et l’autorité du pape ou du magistère, ou bien le défenseur d’une conception de la nécessité du changement dans l’Église qui doit davantage à la pensée de Darwin et à son idée de l’« évolution » qu’à l’idée newmanienne du « développement ». Il n’y a pas d’ailleurs que les « progressistes » ou « libéraux » qui déforment ainsi sa pensée : un certain nombre de catholiques ultra conservateurs ont, eux aussi, cherché, et cherchent, à « enrôler » Newman dans leur « camp ».
Or, agir ainsi, c’est trahir sa pensée ; c’est refuser d’aller au fond de ses idées, c’est passer à côté de leur caractère extrêmement subtil, complexe et nuancé, c’est s’aveugler sur sa recherche constante des « connexions ». Sa pensée a été façonnée par une tradition philosophique très différente de la tradition française ou allemande, celle de l’empirisme anglais. Il ne pense pas spontanément en termes de ceci ou cela, mais plutôt de : et ceci et cela, et encore ceci, et cela… Il cherche à faire le tour d’une question, à en voir toutes les facettes. Cette recherche peut même donner à sa pensée un caractère apparemment paradoxal, souligné par Ian Ker dans sa magistrale biographie de Newman :
L’esprit (the mind) de Newman […] est caractérisé non par des contradictions mais par des forces complémentaires, si bien qu’on peut le qualifier, sans inconséquence, à la fois de conservateur et de libéral, de progressiste et de traditionnel, de prudent (cautious) et de radical, de dogmatique et pourtant de pragmatique, d’idéaliste mais de réaliste.[3]
Terrence Merrigan parle de l’existence dans sa pensée d’une « tensile unity », expression difficile à traduire mais qui désigne l’existence d’une tension entre deux ou plusieurs pôles qui forment néanmoins une unité, ou alors d’une unité fondée sur la tension existant entre deux ou plusieurs pôles, tension qui n’est pas abolie mais maintenue.
Nous avons grand besoin de retrouver cette forme de pensée, qui nous permettrait de sortir de nos « ornières » idéologiques.
J’en viens donc à mes exemples.
1. Le « cercle » du savoir
Commençons par le contexte immédiat dans lequel se trouve l’expression « a connected view of things ». En réfléchissant dans L’Idée d’université aux rapports entre les différentes disciplines universitaires, et tout particulièrement à la place de la théologie parmi ces disciplines, Newman propose non pas l’image verticale courante au Moyen Âge de la théologie comme « reine » des sciences, située au sommet d’une sorte de « pyramide », mais celle du « cercle ». Toutes les disciplines universitaires forment un « cercle » ; aucune n’est supérieure aux autres, mais toutes sont nécessaires pour que le cercle soit complet.
Que se passe-t-il pourtant si l’une ou l’autre discipline se trouve exclue du « cercle » ? Le cercle se trouve alors « brisé en fragments épars » ; il n’existe plus d’unité de vision ou de conception. Plus grave encore, les autres sciences vont venir usurper la place laissée vacante.
Newman pense avant tout ici, bien évidemment, à la place de la théologie dans un cursus universitaire. Mais la pertinence de sa réflexion et de son analyse dépasse très largement le contexte du XIXe siècle : il décrit ici très exactement la situation qui existe dans notre monde postchrétien dans beaucoup de pays occidentaux, notamment en France. L’exclusion de la théologie – ou même de toute forme de religion – de la place publique en général et du champ de l’enseignement en particulier conduit non seulement à faire l’impasse sur Dieu – à refuser de poser même la question de Dieu – mais aussi à promouvoir une vision tronquée et déformée de l’homme. L’homme n’est plus – comme il l’était encore pour Bérulle au début du XVIIe siècle – « capax Dei », « capable de Dieu » ou ayant en lui la « capacité » de recevoir en lui la vie même de Dieu, il se trouve privé d’une dimension fondamentale de son être.
Il faut à tout prix réintégrer la réflexion théologique – ou tout au moins la métaphysique – au champ des « savoirs » enseignés et étudiés, en cherchant à rétablir les « connexions ». Newman peut nous aider dans cette tâche.
2. Le rapport entre « dogme » et vie spirituelle
Nous sommes habitués aujourd’hui à entendre, dans les médias et dans l’espace public plus généralement, un discours très négatif sur les « dogmes » : on confond volontiers (sinon exprès) « dogmes » et une attitude « dogmatique », c’est-à-dire rigide, bornée et intolérante. Pour notre monde postchrétien les « dogmes » constitueraient un frein à notre liberté de pensée et seraient même générateurs de sectarisme et de violences.
Beaucoup de chrétiens aussi rejettent les « dogmes », compris (à tort) dans ce sens péjoratif, au profit (croient-ils) d’une religion « vivante » fondée sur une relation personnelle au Christ, ou d’une conception essentiellement morale et sociale du christianisme. D’autres se raidissent et prônent un christianisme essentiellement « dogmatique » et autoritaire. Les uns et les autres font abstraction de la dimension spirituelle de la vie chrétienne.
Or, il s’agit dans tous ces cas d’une méconnaissance totale du sens véritable du mot dogme. Le mot grec dogma veut dire « pensée » ou « opinion » ; mais le christianisme donne à ce mot (comme à beaucoup d’autres) un sens nouveau. Dans la pensée chrétienne, le mot dogme a pris un sens technique : il désigne les formulations, forcément inadéquates mais nécessaires, proposées par des théologiens et validées et promulguées par le magistère, qui nous permettent de saisir quelque chose du « mystère » de Dieu et de nous en approcher.
Pouvons-nous nous passer des « dogmes » ? Newman est convaincu du contraire. Face aux chrétiens « évangéliques » de son temps qui prônent un christianisme a-dogmatique et majorent l’importance du sentiment (il faut « sentir » que Jésus nous sauve), comme aussi aux partisans d’un christianisme « libéral » qui, de plus en plus, évacuent du christianisme toute dimension dogmatique au profit d’une simple morale, il défend avec acharnement le dogme, au sens chrétien du terme bien entendu, déclarant dans l’Apologia que « depuis l’âge de quinze ans, le dogme a été le principe fondamental de ma religion ; je ne connais pas d’autre religion ; je ne peux en imaginer aucune autre ; la religion comprise comme un simple sentiment est pour moi un rêve et une dérision »[4]. Il déclare à maintes reprises, notamment dans son discours de réception de son chapeau de cardinal en 1879, son opposition radicale à ce qu’il appelle le « libéralisme », qu’il définit dans l’Apologia comme « le principe antidogmatique et ses développements »[5].
Quelle est la logique de cette opposition de la part de Newman ? Elle est très simple : il se rend pleinement compte que notre manière de « penser » Dieu détermine notre manière de le prier et de le chercher – ou bien notre incapacité, ou notre refus, de le faire. Certaines conceptions déformées de Dieu nous détournent de toute recherche authentique, ou n’inspirent en nous aucun désir de le faire. D’autres nous incitent à nous « écraser » devant un Dieu « Juge » impitoyable, au lieu de rechercher une « communion » avec lui. Nous avons besoin des dogmes – au sens ecclésial du terme – afin de voir clair. Newman articule ainsi dogme et vie spirituelle. Il offre ainsi un correctif aux deux dérives de notre époque déjà mentionnées, le refus d’une part des « dogmes » et la crispation d’autre part autour d’une religion purement dogmatique, l’un et l’autre étant déconnectés de toute véritable recherche spirituelle.
3. Le « notionnel » et le « réel »
Dans la Grammaire de l’assentiment, Newman fait une distinction entre l’assentiment « notionnel » et l’assentiment « réel ». Le premier s’accorde à des « notions », ou à des propositions, ou à des idées ; le second à des objets ou à des personnes. Le mot « réel », real, ne s’oppose pas à « imaginaire » mais vient ici du mot latin res qui signifie une chose ou un objet, ou éventuellement une personne (tout Anglais cultivé de l’époque de Newman l’aurait spontanément compris dans ce sens ; ce n’est plus le cas, hélas, aujourd’hui). L’assentiment « notionnel » est le domaine propre de la « théologie » ; l’assentiment « réel » celui de ce que Newman appelle la « religion » (ou parfois la « devotion » : le mot a un sens beaucoup plus fort que le mot français « dévotion » et désigne souvent la vie spirituelle).
Il est important de comprendre que Newman n’oppose pas ces deux formes d’« assentiment ». Toutes deux sont nécessaires : la « religion » a besoin d’une solide fondation théologique, sous peine de dériver la simple affectivité ; mais la théologie doit conduire vers la « religion » (l’engagement, la relation personnelle, la recherche d’une rencontre avec le Dieu vivant). Il possède un sens inégalé du « réel » ; c’est l’un des mots clé de son vocabulaire (que certains traducteurs français manquent tout simplement de traduire !). Il nous invite ainsi à nous demander si notre foi est « réelle » – si elle est foi en une personne – ou si au contraire elle est purement « notionnelle », c’est-à-dire une croyance à des « notions » ou à des idées.
La finalité reste donc pour Newman la recherche du « réel », de la relation vécue avec Dieu. Il est par ailleurs tout le contraire d’un « théologien de bureau », d’un penseur qui se complait à ébaucher des théories ou à ériger des systèmes de pensée. Ce qui l’intéresse, c’est ce qui est concret ou pratique, c’est-à-dire « réel ». Comme il l’affirme dans un sermon anglican, dans une des formules percutantes dont il a le génie : « Une religion abstraite, cela n’existe pas ! » – « There’s no such thing as abstract religion ! ».
4. L’articulation entre théologie, morale et vie spirituelle
Une autre « connexion » ou articulation est celle entre théologie, morale et vie spirituelle. Dans l’histoire du christianisme en Occident (mais pas dans le christianisme orthodoxe ou oriental) nous apercevons à partir du XIVe siècle une séparation grandissante entre la réflexion théologique d’une part et la vie spirituelle de l’autre, entre intelligence et intériorité. Le mot « théologie » en vient à désigner une activité purement intellectuelle ou conceptuelle ; et la « spiritualité », privée d’un soubassement théologique adéquat, tend à devenir une affaire d’affectivité, de sentiment. Chez les Pères de l’Église qui ont tellement marqué Newman, cependant, cette séparation n’existe pas ; au contraire théologie et spiritualité sont chez eux inséparablement liées ou intimement « connectées », le mot « théologie » désignant la recherche de Dieu à travers la lecture méditative de la Bible et dans la prière.
Simultanément, la morale se trouve de plus en plus déconnectée de la vie spirituelle. À partir surtout de Guillaume d’Occam au XIVe siècle, Dieu paraît de plus en éloigné de l’homme et sa « volonté » se trouve comprise comme arbitraire, et la morale devient une sorte d’« en soi », une manière d’être bien approuvé par un Dieu mystérieux et imprévisible qui nous reste purement extérieur, qui nous regarde et qui nous juge. Malgré un surgissement mystique remarquable dans la première moitié du XVIIe siècle en France et dans d’autres pays, le christianisme des trois siècles suivants devient de plus en plus moralisateur. Ni la réflexion théologique ni la morale ne sont pensées en termes de leur rapport à la vie spirituelle.
Chez Newman, fidèle disciple des Pères, théologie, morale et spiritualité sont intimement et inséparablement liées. Dieu est pour lui non seulement « extérieur » à l’homme, mais aussi un Dieu « intérieur », ou du moins celui qui peut le devenir. Cette dimension d’intériorité change radicalement notre manière de concevoir la morale ; celle-ci devient non seulement un combat contre le mal et pour le bien, mais un travail incessant sur nous-mêmes destiné à nous rendre (comme cela a été déjà suggéré) plus ouverts à Dieu, plus accueillants à l’égard de sa présence, plus « réceptifs ».
Pour Newman, donc, non seulement la théologie doit conduire vers Dieu, mais la morale acquiert une dimension spirituelle et la vie chrétienne tout entière est vue comme une forme d’« entraînement » spirituel permanent[6].
5. Au sein de la théologie spirituelle de Newman : le rapport entre Trinité et vie spirituelle
Dans son articulation entre théologie et vie spirituelle une place essentielle revient au dogme de la Trinité : c’est un sujet que, le plus souvent, on a tendance à éviter dans la prédication ! De quoi parlons-nous quand nous évoquons la Trinité ? Il ne s’agit pas d’un exercice de mathématiques mais d’une conception de Dieu comme relation et comme communication. Relation et communication au sein de la Trinité : il y a une vie qui « circule » entre le « Père », le « Fils » et l’« Esprit ». Et surtout relation et communication allant du « Père » (la source) vers nous, qui nous viennent par le Fils et dans l’Esprit Saint. Cette conception est unique au christianisme : on ne la trouve pas dans les deux autres grands monothéismes, le judaïsme et l’islam[7].
Or, le dogme de la Trinité, avec celui de l’Incarnation, est au cœur de la réflexion théologique de Newman. Les Pères de l’Église (mais aussi son expérience personnelle) lui ont appris que le Dieu des chrétiens est un Dieu qui cherche à nous « relier » à Lui, qui est par essence « communication ». Dieu veut se communiquer à nous, par le Fils et dans l’Esprit ; et il nous demande avant tout autre chose de recevoir en nous cette communication, donc de nous préparer à la recevoir, en cherchant à nous rendre réceptifs.
Nous devons impérativement redécouvrir ces vérités fondamentales et traditionnelles du christianisme, et leur importance pour notre vie spirituelle. L’« Évangile » que nous devons annoncer dans notre monde postchrétien – mais aussi à ceux qui se disent et se pensent être chrétiens – est d’abord et avant tout cela. Ici l’enseignement de Newman est d’une richesse prodigieuse.
6. Une conception « intégrée » de la vie chrétienne
Tout cela conduit à ce que j’appellerais une conception pleinement » intégrée de la vie chrétienne. Ici encore, Newman redécouvre les perspectives de Pères de l’Église et de toute la tradition chrétienne jusque vers le milieu du XVIIesiècle.
Le christianisme des premiers siècles – celui donc des Pères de l’Église qui ont tant marqué Newman –, celui des grands penseurs chrétiens du Moyen Âge, et même de ceux de la première moitié du XVIIe siècle, notamment Pierre de Bérulle, fondateur de l’Oratoire de Jésus (dit Oratoire de France) et principal inspirateur de ce qu’il est convenu depuis bientôt un siècle d’appeler « l’École française de spiritualité »[8], est un christianisme essentiellement mystique, au meilleur sens de ce terme. C’est-à-dire, il est fondé sur la recherche de ce qu’on appelle couramment l’« union » à Dieu, ou une communion profonde à la vie même de Dieu grâce à la présence en nous de l’Esprit de Jésus Christ. Théologie, morale et spiritualité ne font donc qu’un, dans une vision unifiée ou intégrée de la vie chrétienne.
Depuis la seconde moitié du XVIIe siècle, cependant, nous constatons dans le christianisme occidental, toutes confessions confondues, une perte massive (et tragique au vu de ses conséquences) d’une dimension essentielle de la vie chrétienne. Le christianisme de l’époque se trouve constitué, pour ainsi dire, de deux « dimensions » seulement : un dogmatisme détaché de toute véritable recherche spirituelle, et plus encore une simple morale pour ne pas dire un moralisme. C’est ainsi que nous avons (trop) tendance à définir le chrétien en termes de l’une ou l’autre de ces deux dimensions seulement :
- une dimension intellectuelle, celle du « croire » : le chrétien serait quelqu’un qui « croit » certaines choses, qui « adhère » à certaines « croyances » ;
- une dimension morale ou éthique : le chrétien serait quelqu’un qui agit d’une certaine manière, ou qui défend et vit selon certaines valeurs.
Ces deux dimensions existent bel et bien, et la pensée de Newman les intègre pleinement. En même temps qu’il défend avec acharnement le « dogme », il est un moraliste extrêmement sévère et rigoureux (sans jamais, pourtant, tomber dans le moralisme). Cependant, il insiste aussi sur la place centrale de cette troisième « dimension » qui est celle de la vie intérieure ou la vie spirituelle (au sens chrétien et traditionnel de ce terme), autrement dit la présence de Dieu en nous. Dans un sermon anglican de 1838 il en fait même le premier critère d’une vie chrétienne authentique :
On peut donc presque définir un vrai chrétien comme un homme qui possède un sens souverain de la présence de Dieu en lui. […] Un vrai chrétien […] est celui qui, en ce sens, a foi en Dieu au point de vivre dans la pensée de cette présence divine en lui – présence non extérieure, non seulement dans la nature ou dans la providence, mais au fond de son cœur, ou dans sa conscience. […] Lui seul admet le Christ dans le sanctuaire de son cœur, tandis que d’autres souhaitent, d’une manière ou d’une autre, être seuls, avoir un foyer, une chambre, un tribunal, un trône, un « soi » où Dieu n’est pas […].[9]
Bien évidemment, la source de cette conception chez Newman n’est pas à chercher seulement dans l’influence de la pensée patristique, mais aussi dans sa propre expérience de Dieu. Ce sens de Dieu chez lui, et l’invitation qui nous est adressée de le chercher nous-mêmes au plus intime de notre être, donne à ses sermons une profondeur spirituelle que j’ai rarement trouvée ailleurs. (En revanche, trop d’homélies aujourd’hui ne restent-elle pas essentiellement moralisantes alors que beaucoup de nos contemporains cherchent une orientation spirituelle[10], au sens propre du terme ? Cette situation est peut-être l’une des raisons pour lesquelles le christianisme est en train de perdre du terrain, du moins en Occident.)
Or, l’expérience m’a montré que beaucoup de chrétiens, et même des personnes en marge de la foi ou des Églises, sont frappés par cette dimension spirituelle chez Newman et par sa conception du chrétien comme quelqu’un qui « qui possède un sens souverain de la présence de Dieu en lui ». Newman, en cherchant à articuler croire, agir et vie intérieure, penser et sentir, concept et imagination, « savoir » et « connaître »[11], peut nous être ici encore d’une aide précieuse dans notre recherche d’une conception plus large, plus riche et plus « connectée » du christianisme.
7. Le rapport entre conscience et autorité
On cite souvent, sortie de son contexte, une phrase de la Lettre au duc de Norfolk où Newman propose de boire un « toast » « à la conscience d’abord, et ensuite au pape », de manière à laisser entendre qu’il voit une opposition entre la conscience individuelle et l’autorité du pape. Or, il s’agit en réalité d’une sorte de boutade un peu provocante, une parodie du « toast » qu’on portait alors rituellement dans les banquets officiels à la reine – rappelons-nous que Newman est reconnu comme l’un des grands écrivains satiriques de langue anglaise – d’où la petite précision ironique au sujet de l’idée même d’un tel « toast » : « ce qui évidemment ne se fait pas » !
Qui plus est, ce « toast » arrive à la fin d’un long chapitre contenant une argumentation très dense dans laquelle l’auteur insiste sur l’articulation entre conscience et autorité. Si la conscience a des droits, elle a aussi des devoirs. Si elle jouit d’une priorité, elle peut aussi être terriblement défaillante et se tromper. Elle aura donc toujours besoin d’être éduquée et éclairée : et c’est justement la fonction du pape d’être un éducateur et un éclaireur de la conscience, c’est même le fondement de son autorité et sa raison d’être.
La conscience et l’autorité du pape et du magistère ne sont donc pas en concurrence l’une avec l’autre, elles sont complémentaires. Si nous devons écouter avec respect les enseignements du magistère, c’est parce que nous devons avoir recours à tous les moyens qui s’offrent à nous pour éduquer et éclairer notre conscience. Et si, au nom d’une conception erronée de la conscience, nous n’agissons pas ainsi nous pouvons être coupables en négligeant notre conscience. Comme on le dirait dans le langage d’aujourd’hui, nous ne sommes pas seulement responsables devant notre conscience, nous sommes responsables aussi de notre conscience.
Il ne s’agit donc pas d’opposer la conscience et le pape, mais de les articuler : si, dans le célèbre « toast » de la Lettre au duc de Norfolk, la conscience est citée en premier, c’est parce que sans la conscience la papauté n’existerait pas ; mais sans la papauté, et le magistère, rien n’empêcherait la conscience de se comprendre comme pure subjectivité, ce qui est effectivement le cas dans la conception moderne ! Newman peut nous aider à voir clair dans cette question complexe mais fondamentale.
8. L’articulation entre changement et continuité au sein du « développement »
Une autre phrase de Newman, cette fois-ci dans l’Essai sur le développement, sortie elle aussi de son contexte, se trouve souvent citée de manière à lui donner un sens qui est presque le contraire de celui voulu par l’auteur : « Vivre, c’est changer, et être parfait c’est avoir changé souvent. » Or, il faut resituer cette phrase dans son contexte, notamment sans la séparer de la phrase qui précède : en parlant de ce qu’il appelle « l’idée » du christianisme et des nouvelles « formes » dans lesquelles cette idée s’exprime, Newman déclare : « Elle [l’idée] change avec elles [les formes] afin de rester elle-même »[12].
Loin de proposer une conception du changement qui peut prendre n’importe quelle direction, Newman cherche en effet à articuler passé et présent, changement et continuité, nouveauté et fidélité à une origine. Il fait ainsi une distinction entre ce qu’il appelle un « vrai » développement » et un « faux » développement ou une distinction.
Ce souci de l’articulation ou des « connexions », et cette distinction entre « vrais » et « faux » développements, se voient jusque dans sa conception de l’« idée » du christianisme qui se « développe ». Ce que Newman appelle l’« idée » est une réalité à la fois intellectuelle et spirituelle : c’est la pensée du Christ dans l’esprit des hommes transmise de génération en génération (c’est sans doute pour cela qu’il emploie le mot « idée ») ; mais c’est aussi la réalité vivante de la présence du Christ dans le « cœur » de ses fidèles et dans son Église, tout particulièrement par le biais de la prière et des sacrements.
Tout vrai ou authentique « développement » dans la vie de l’Église conserve donc cette présence spirituelle du Christ ; tout changement ou toute évolution qui ne la conserve pas est un « faux » développement ou une « corruption ». Toute conception du christianisme qui réduit celui-ci à une simple morale, ou à un pur dogmatisme, ou à un ensemble de rites sclérosés, ou à une expérience essentiellement émotive, constitue en effet une « corruption ».
Cette « connexion » entre changement et continuité, ou entre innovation et fidélité, ou encore entre pensée et vie spirituelle est un trait fondamental de la pensée de Newman. Nous devons nous en inspirer.
9. La connexion entre le croyant individuel et l’Église
Il est courant aujourd’hui d’entendre dire « je suis croyant mais pas pratiquant ». Il faut reconnaître qu’un tel propos peut être ambigu : il y a des catholiques divorcés et remariés civilement qui ne « pratiquent » pas leur religion parce qu’ils se sentent exclus des sacrements. Mais le plus souvent ce propos signifie : « Pour moi, la religion est tout simplement une affaire d’« opinion » personnelle et subjective ; je peux donc très bien me dire chrétien sans appartenir à une communauté croyante, c’est-à-dire à une Église ». Il s’agit d’une radicalisation et d’une généralisation d’un phénomène que Newman dénonçait déjà à son époque sous le nom de « jugement personnel » (private judgement).
Dans les perspectives de sa théologie spirituelle, cependant, une telle position est totalement incohérente. Le christianisme n’est pas simplement une question de penser mais d’être et d’agir ; et l’Esprit Saint qui nous « relie » à Dieu nous « relie » aussi les uns aux autres au sein de la communauté-Église. L’un de ses derniers sermons anglican, prêchée en juin 1843, insiste sur le fait que le « cœur » de chaque chrétien doit être comme une « miniature » de l’Église tout entière :
Le cœur de chaque chrétien devrait, de la sorte, être la reproduction en miniature de l’Église universelle, puisque c’est un Esprit un qui fait que l’Église entière et chacun de ses membres constituent Son Temple. De même qu’Il fait une l’Église, laquelle, abandonnée à elle-même, se diviserait en fragments nombreux, de même Il fait une l’âme, en dépit de ses facultés et de ses attachements divers et de ses buts contradictoires. […] Soyons assurés que ces deux opérations de notre Divin Consolateur dépendent l’une de l’autre et que, si les chrétiens ne recherchent pas dans leur propre cœur l’unité et la paix intérieures, l’Église elle-même ne connaîtra jamais l’unité et la paix dans le monde qui les entoure […].[13]
10. Les rapports entre le théologien, le pasteur et le magistère
Dans la Préface rédigée en 1877 pour la troisième et dernière édition de la Via Media, Newman développe une ecclésiologie fondée sur l’idée du Christ « prophète, prêtre et roi ». Il distingue dans l’Église fondée par le Christ l’existence de trois « offices » ou « fonctions », qu’il appelle respectivement la fonction « prophétique », la fonction « sacerdotale » et la fonction « royale ». La première est exercée par les théologiens ; la deuxième est celle des pasteurs chargés de la sanctification des fidèles au moyen des sacrements ; la troisième est celle du gouvernement de l’Église, confiée au magistère.
Or à ses yeux, non seulement il existe une tension inévitable entre ces trois fonctions mais cette tension est nécessaire et même salutaire. Chaque acteur a son rôle à jouer, chacun éprouvera de temps à autre la tentation d’usurper la place des autres ; il y a aura donc forcément des conflits ; mais le conflit fait partie intégrante de la vie même de l’Église.
Le théologien, par exemple, doit être libre d’examiner et de réfléchir ; mais le magistère doit veiller à ce que ses spéculations ne dépassent pas certaines limites, qu’elles ne sortent pas du cadre de l’orthodoxie, et surtout qu’elles ne déstabilisent pas la foi des gens simples. D’autre part, la théologie, si elle échappe à tout contrôle de la part de l’autorité et surtout si elle ne prend aucunement en compte la foi des simples fidèles, risque de devenir excessivement intellectuelle, dure, et arrogante. Cependant, l’autorité a besoin de l’œil vigilant et critique des théologiens, sans lequel, dit-il, elle risque de devenir « tyrannique ». Quant à ce que Newman appelle la « dévotion » – en l’occurrence, la spiritualité populaire –, si celle-ci n’est pas sujette au contrôle de la raison critique des théologiens elle peut facilement dégénérer en superstition.
Cette ecclésiologie constitue sans doute un bel exemple de ce que nos amis américains appelleraient « a system of checks and balances » – « un ensemble de moyens de contrôle et d’équilibre » –, formule souvent appliquée à la Constitution des États-Unis ! Elle constitue aussi une belle illustration de la formule de Terrence Merrigan appliquée à la pensée de Newman, celle d’une « tensile unity » : une unité fondée sur l’existence de tensions inévitables mais nécessaires, et qu’on aurait tort de vouloir abolir.
Conclusion
On pourrait continuer (presque) indéfiniment. On pourrait évoquer, par exemple, la recherche par Newman des « connexions » entre ce qu’il appelle la « religion naturelle » et la « religion révélée », ou sa conception des rapports entre la « foi » et ce qu’il appelle l’« obéissance », ou encore celle entre la dimension morale et la dimension spirituelle de la conscience.
Mais il faut conclure. Newman illustre et, implicitement, nous propose une certaine forme d’esprit. Il nous invite à penser non en termes d’oppositions mais en termes de complémentarités. Il nous incite à chercher à parvenir à « une vue ou une saisir connectée » de toutes choses, dans tous les domaines : à rechercher partout les rapports, ou les relations, ou les « connexions » entre les idées et les phénomènes ; à nous interroger sur les rapports ou les connexions entre les différents domaines du savoir, entre l’homme et Dieu, entre la grâce et la nature, entre théologie et vie spirituelle, entre éthique et vie spirituelle, entre l’individu et l’institution : la liste pourrait s’allonger encore.
Il nous invite aussi, dans les débats contemporains sur ce qu’on appelle les grandes questions bioéthiques – l’euthanasie, le « mariage pour tous », la procréation – à ne pas en rester à la surface des choses (comme font la plupart des journalistes) mais à chercher à déceler et à mettre à jour nos « premiers principes », qui sont souvent inconscients, et enfin à nous interroger sur la vision de l’homme qui sous-tend nos idées et nos valeurs ainsi que celles de la plupart de nos contemporains sur toutes ces questions.
Newman est en effet un maître à penser, non seulement en ce qui concerne le « contenu » de sa pensée mais aussi quant à sa manière de penser. Dans la grande confusion des idées et des valeurs qui caractérise notre monde postchrétien, il peut nous être d’une aide précieuse.
[1] The Idea of a University, Preface, Longmans (Uniform Edition), p. xvii. Cf. L’Idée d’université. Les discours de 1852, Desclée de Brouwer/Ad Solem, p. 45. Nous traduisons d’après le texte anglais, la traduction française étant trop peu exacte et contenant même parfois des contresens.
[2] The Idea of a University, p. 134 ; cf. L’Idée d’université, p. 266.
[3] Ian Ker, John Henry Newman. A Biography, Oxford University Press, 1988, p. viii.
[4] Apologia pro vita sua, Ad Solem, p. 189.
[5] Ibid., p. 188.
[6] Qu’il me soit permis de renvoyer ici au chapitre 9 de mon livre Dieu intérieur : la théologie spirituelle de John Henry Newman (Éditions Ad Solem, 2014) : « La vie chrétienne comme un entraînement spirituel ».
[7] Voir le livre de Rémi Brague, Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres, Flammarion, 2008.
[8] Cette appellation, inconnue au XVIIe siècle, date de la fin du XIXe siècle et a été popularisée par Henri Bremond dans sa monumentale Histoire littéraire du sentiment religieux en France (11 volumes, 1923-1933).
[9] Cf. « Sincérité et hypocrisie », Sermons paroissiaux, V, 16, Le Cerf, 2000, p. 199.
[10] Il règne aujourd’hui une énorme confusion concernant le sens des mots « spirituel » et « spiritualité ». Or, on est libre, bien entendu, de donner à ces mots le sens que l’on veut (au risque de rendre difficile sinon impossible toute communication) ; mais on n’est pas libre de leur inventer une fausse étymologie. Malgré une idée courante et entretenue par certains « philosophes » français, le mot « spirituel » vient, via le latin spiritualis, du grec psuchikos, qui est employé par les auteurs bibliques, et notamment par saint Paul, en lien toujours avec le Pneuma, c’est-à-dire l’Esprit Saint. La vie « spirituelle » est donc la vie de Dieu (ou du Christ) en nous, grâce à l’Esprit Saint. Ce sens restera constant pendant dix-sept siècles.
[11] La langue française (à la différence de l’anglais) fait une distinction entre savoir et connaître. Posséder un savoir sur Dieu n’est pas du tout la même chose que de le « connaître » ; le sens ici de ce dernier terme reste, bien entendu, à définir clairement (saint Paul déclare que « connaître » Dieu, c’est « être connu de Lui »), mais dans tous les cas il laisse entendre une forme de rencontre ou d’« expérience », ce que le mot savoir n’implique pas.
[12] Un essai sur le développement de la doctrine chrétienne, DDB/Ad Solem, p. 67.
[13] « Relation entre progrès individuel et progrès collectif », Le Chrétien et le monde, Ad Solem, 2015, p. 152-153.