Études newmaniennes n°29 (2013)
Newman use-t-il de la typologie dans ses sermons ? Et d’abord qu’est-ce que la typologie dans l’Écriture ? Pour répondre à cette question, nous nous sommes appuyé sur le livre Typologie biblique[1], recueil des interventions et communications des exégètes des deux Facultés de théologie de Strasbourg. Dans leurs différentes prestations, ces spécialistes citent eux-mêmes volontiers le livre de L. Goppelt, Typos. Die typologische Deutung des Alten Testaments im Neuen[2], mais aussi des ouvrages d’auteurs anglo-saxons. Ainsi M. Jean-Marie Husser retient la définition donnée par Michael Fishbane de la typologie :
forme d’exégèse consistant à reconnaître dans des personnes, des lieux ou des événements du passé l’anticipation, l’annonce ou le « modèle » de personnes, de lieux ou d’événements ultérieurs. Le rapport établi entre le « type » et la réalité qu’il préfigure suppose une certaine ressemblance entre eux, une analogie structurelle et sémantique. La mise en œuvre de ces deux réalités, analogues mais historiquement distinctes, crée entre elles un lien herméneutique qui est censé révéler l’identité mystérieuse qui les sous-tend, et donner sens à la seconde.[3]
Le même J.-M. Husser indique la différence entre la typologie vétérotestamentaire et la typologie néotestamentaire. Dans la première, les types sont fondateurs de l’histoire et donc n’ont pas de portée prophétique ou eschatologique ; dans la seconde, la portée prophétique ou eschatologique prime et fait que les réalités types et les réalités préfigurées sont dans une relation d’annonce et d’accomplissement. Si Newman use de la méthode typologique pour comprendre les Écritures, c’est, bien sûr, pour l’appliquer au Nouveau Testament ou à l’Église. Recueillons encore une autre définition du mot, tirée du même livre : « la production de correspondances, que le mot type soit ou ne soit pas employé, est ce qui constitue la typologie comme une forme particulière de la catégorie plus large d’allégorie. La typologie est une figure du langage qui configure ou lit les textes pour en faire ressortir des correspondances significatives »[4]. Et encore cette précision : « entre le type et la réalité qu’il annonce, il doit exister une ressemblance manifeste, une parenté réelle, une vraie similitude, du même ordre que le rapport qui unit l’esquisse et le tableau »[5]. Voici encore la définition de M. Jacques Schlosser, selon l’orientation donnée par les études de L. Goppelt : « La typologie est une lecture (plutôt qu’une méthode) qui prend en compte les correspondances positives et/ou négatives établies par la Bible elle-même entre deux personnages ou événements historiques, ou bien entre deux réalités d’un autre genre, de manière que l’élément ancien apparaît comme la figure ou l’annonce de l’élément nouveau, et que l’élément nouveau est comme l’accomplissement de l’élément ancien »[6]. En note de cette définition, J. Schlosser indique que pour l’auteur dont il s’inspire, « la typologie n’est pas une méthode exégétique mais une “manière de voir” qui relève de la méditation ».
Accepter la typologie, même en se fondant uniquement sur le sens littéral[7], présuppose une vision théologique de l’histoire. M. Eberhard Bons indique que, pour Gerhard von Rad, qu’il cite, « si les auteurs des textes historiques construisent des analogies entre deux événements, une telle vision s’appuie sur une idée théologique fondamentale : c’est Dieu lui-même en tant qu’auteur de l’histoire qui agit de façon “analogue”, “typique”, si différents que soient les événements comparables au niveau historique »[8], comme il cite aussi P. J. Cahill : « la typologie est fondamentalement une vision imaginative de l’histoire et de son déroulement fondée en définitive sur la conviction du pouvoir créateur d’un Dieu qui parle et agit »[9]. Erich Auerbach, quant à lui, caractérise une telle vision de l’histoire en ces termes : la typologie établit « ce rapport [entre deux événements historiques] en rattachant les deux événements verticalement à la providence divine, seule capable de tracer le plan d’une telle histoire et de fournir la clé de sa compréhension »[10].
J. Schlosser écrit encore : « C’est bien de correspondance qu’il s’agit quand les Pères font de la typologie. […] Tel est le sens fondamental du grec tupos, marquer des relations entre deux grandeurs. Quand ils lisent de cette manière les textes et les événements, les Pères n’innovent pas, ils ne font que développer ce que les auteurs bibliques, en particulier néotestamentaires, pratiquaient déjà »[11]. Les Pères ont usé de la méthode typologique : il y a toute chance que Newman qui connaissait et l’Écriture et les Pères ait usé, à son tour, de cette méthode.
Nous avons choisi quelques sermons prêchés en diverses années de la période anglicane de Newman, dans lesquels il établit des correspondances entre des personnages de la Bible.
Les sermons 1 à 5 du tome III des Sermons paroissiaux (Parochial and Plain Sermons) sont des portraits contrastés de personnages de l’Ancien Testament, contemporains les uns des autres, comme Abraham et Lot, ou peu éloignés les uns des autres dans le temps, ayant vécu peu ou prou à l’époque des Rois en Israël. Le contraste établi entre eux, entre leurs actions ou entre les actions du peuple qu’ils régissent, a pour but de montrer des modèles à imiter ou au contraire des modèles à ne pas imiter. Newman prêche, et donc il exhorte ses ouailles à la vie chrétienne à partir de ces exemples anciens. La conduite des hommes en Angleterre à son époque se trouve comme représentée dans ces conduites anciennes. Aussi, le prédicateur raconte volontiers longuement ces histoires bibliques et fait, dans le détail, le portrait moral de ces personnages. L’antitype n’est pas nommé, si l’on peut user ici du mot, mais le chrétien, l’auditeur de Newman, pouvait aisément se reconnaître dans les mauvais exemples ou dans les bons, et apprendre du récit de la vie de ces personnages comment vivre en chrétien.
Le sermon 1 a pour titre, « Abraham et Lot » ; il fut prêché le 19 juillet 1829. Newman a donné là un enseignement sur la foi par le moyen des portraits comparés du patriarche et de son neveu. Le premier avait une confiance sans faille en Dieu, en sa parole et en sa promesse ; le second se comportait de manière plus ambiguë. Il avait certes la foi, mais dans la vie il mettait sa confiance en ses richesses et il finit par les préférer à Dieu. L’un et l’autre sont des types de croyants : ceux qui imitent Lot étaient les plus nombreux au temps de Newman, laissait-il entendre ; il les prévenait contre l’attrait des richesses qui mettait en péril leur foi et leur destinée éternelle. Les deux types sont utilisés pleinement : Abraham est le modèle à imiter ; quant à Lot, il est l’anti-modèle : des chrétiens peuvent s’y reconnaître et s’amender en conséquence !
Le sermon 2 est intitulé « Obstination d’Israël dans son rejet de Samuel » ; il fut prêché le 9 mai 1830. Newman y enseigne que l’élévation de Samuel était due purement et simplement à la volonté et à la puissance de Dieu. Il rappelle ce que furent sa vocation et son action auprès du peuple. L’exergue du sermon est le verset du psaume : « arrêtez, connaissez que je suis Dieu ! » (Ps 46, 11)[12]. Or, à l’inverse de cette inspiration, les Israélites agissaient avec présomption, par quoi le prédicateur désigne le propos délibéré d’agir par soi-même, le vouloir propre, qu’il classe au nombre des péchés les plus graves. Cette remise totale de soi à son Créateur tout-puissant était une obligation particulière faite au peuple élu ; or, une des attitudes constantes de son histoire fut justement la transgression aussi délibérée qu’obstinée de cette obligation. Le prédicateur fait un long rappel des événements intervenus lors de la judicature de Samuel. L’attitude du peuple est le modèle à ne pas imiter ; elle est définie comme l’action par présomption, c’est-à-dire l’action que l’on entreprend par soi-même seul, au lieu d’attendre dans la sérénité l’heure de Dieu. Il y voyait un avertissement dans les circonstances graves qui touchaient l’Église anglicane alors. Aussi le sermon se termine-t-il par des conseils inspirés par ce rappel historique : faire face aux périls actuels avec sagesse et prudence, en suivant les voies traditionnelles de la prière et de la louange, du jeûne et de l’aumône, car les grandes délivrances qu’a connues l’Église ont été acquises de la sorte.
Le sermon 3, intitulé « Saül », fut prêché le dimanche suivant le précédent, soit le 16 mai 1830. Le prédicateur y décrit ce personnage comme un bon roi selon le monde, mais non pas selon Dieu. C’est pourquoi ses dons naturels finirent pas se gâter : il négligea tout simplement d’obéir à Dieu, car il était dépourvu du sens des choses invisibles. Il représente un type, un modèle, mais un modèle inversé, présenté comme un avertissement : en effet, ces mêmes défauts sont dans la nature humaine, en chacun, et ils mettent en péril notre salut éternel. Newman illustre ici l’attitude religieuse et morale essentielle de révérence envers Dieu, par le défaut, le manque de cette attitude en Saül. Ce contre-exemple est montré pour que chacun discerne s’il n’agit pas ainsi.
Le sermon 4 est intitulé « Premières années de David » ; il fut prêché le 23 mai 1830, à la suite des sermons 2 et 3. Le roi est présenté comme le modèle de la vie chrétienne et la figure du Christ : ses nombreuses qualités sont montrées par opposition aux défauts d’autres personnages bibliques, Saül, Balaam, Jéroboam, principalement sa patience pour attendre l’heure de Dieu et suivre les voies de la Providence au lieu de vouloir l’anticiper et finalement la contredire. Dans ce sermon, Newman met en avant un modèle et des contre-modèles, figure et contre-figures du Christ, modèle de la vie chrétienne et ses contrefaçons. David est le vrai modèle, contrasté avec ceux qui ont manqué des qualités dont il a fait preuve, particulièrement la confiance en Dieu et la patience qui en est résultée.
Le sermon 5, intitulé « Jéroboam » », fut prêché le 1er août 1830. Par le thème de la présomption ou de l’impatience qui est traité, il est dans la continuité des sermons 2 et 3. Le personnage est Jéroboam, dont l’impatience est opposée à la patience et à la confiance en Dieu et en sa providence, dont firent preuve David et Abraham. Newman rappelle d’abord l’attitude du peuple à la suite des péchés qui avaient entaché la fin du règne de Salomon : idolâtrie et lourde charge que le roi avait fait peser sur ses sujets. Cette attitude était la même que celle de leurs ancêtres qui avaient demandé un roi à l’instar des nations païennes. Le peuple commit la faute de se rebeller et de suivre Jéroboam, au lieu de s’en remettre à la Providence. Jéroboam, à son tour, se conduisit comme le peuple : Dieu lui avait promis qu’il serait roi mais ne lui avait pas dit de se déclarer de sa propre initiative. Il aurait dû attendre l’heure de Dieu avec patience, comme l’inspire la vraie foi. Comme en d’autres cas, le péché des Israélites fut de ne pas attendre le décret de la Providence : ils ne consentirent pas à « s’arrêter pour reconnaître qu’il était Dieu ». Le prédicateur indique que cette histoire est reproduite de son temps : elle correspond aux schismes dans l’Église et à la servitude qu’elle subit de la part du monde. C’est pourquoi des enseignements peuvent être tirés de cette histoire ancienne pour aujourd’hui, de la même manière que saint Paul, saint Pierre ou saint Jude ont appliqué des événements de l’Ancien Testament à des événements parallèles du temps de l’Évangile.
Voici maintenant un sermon en lequel la typologie est appliquée assez conformément aux critères donnés par les exégètes ci-dessus cités. Son titre, « Moïse, figure du Christ » ou « type du Christ », le titre anglais étant Moses the type of Christ, est clair et sans ambages. Prêché deux ans après les sermons 1 à 5 du tome III que nous venons de présenter, soit le 15 avril 1832, il forme un portrait parallèle de Moïse et du Christ en trois parties. Les premiers mots du sermon peuvent donner la raison pour laquelle Newman a fait ces comparaisons entre des personnages ou des situations de l’Ancien Testament et le Christ ou l’Église, comme il s’en était expliqué aussi à la fin du sermon sur Jéroboam, présenté ci-dessus (vol. III, sermon 5) :
L’histoire de Moïse a du prix pour les chrétiens, non seulement parce qu’elle nous donne un modèle de fidélité envers Dieu, de grande fermeté et de grande douceur, mais aussi parce qu’elle nous fournit un type ou une figure de notre Sauveur, le Christ.[13]
Moïse, explique le prédicateur, fit pour le peuple juif ce que le Christ a fait pour les chrétiens : les fonctions que le Christ a remplies l’ont été d’abord par Moïse, mais le Christ est plus grand que Moïse !
Ces fonctions ont été celles de libérateur, de prophète et de médiateur. Libérateur : comme Moïse conduisit les Israélites hors de la maison d’esclavage et les arracha au pouvoir de Pharaon, le Christ nous a délivrés du péché et du pouvoir du diable, notre Pharaon ; mais il est plus grand que Moïse car il nous conduit de l’enfer au ciel. Prophète : le Christ nous a révélé la volonté de Dieu comme Moïse le fit pour les Israélites. Moïse, seul parmi les prophètes, vit Dieu face à face ; pourtant ce n’était pas la vraie présence de Dieu qu’il voyait mais seulement l’étendue de son infinité, tandis que le Christ voyait toujours la face de Dieu car il est le Fils unique. Sans doute, les Israélites qui voyaient briller la face de Moïse y voyaient quelque image de la grandeur de Dieu, mais c’est seulement sur le visage du Christ que Dieu est pleinement vu. Médiateur : Moïse le fut maintes fois ; il n’était que l’ombre du vrai médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ qui a pris place à la droite de Dieu et qui intercède sans cesse pour nous.
Il y a une correspondance entre les deux personnages, donc il y a une relation typologique ; il y a aussi une différence au bénéfice du Christ, et un dépassement du type. En cela, la définition donnée par M. J. Schlosser s’applique : « la typologie est une lecture (plutôt qu’une méthode) qui prend en compte les correspondances positives et/ou négatives établies par la Bible elle-même entre deux personnages ou événements historiques, ou bien entre deux réalités d’un autre genre, de manière que l’élément ancien apparaît comme la figure et l’annonce de l’élément nouveau et que l’élément nouveau est vu comme l’accomplissement de l’élément ancien »[14]. M. J. Schlosser, en exégète, définit ces correspondances établies par les auteurs bibliques ; Newman fait des correspondances que ceux-ci n’ont pas faites, mais, nous le verrons dans le sermon sur « Josué, type du Christ », il distingue clairement les deux sortes de correspondances ; celles-ci qui ont été faites par les auteurs bibliques ayant plus d’autorité que les autres.
Le sermon 13 du volume III des Sermons paroissiaux, intitulé « Le zèle des juifs, un modèle pour les chrétiens », daté du 8 juin 1834, présente l’intérêt suivant sous le rapport des comparaisons : l’enseignement de l’Ancien Testament et la conduite des Juifs passant leurs ennemis au fil de l’épée restent, selon le prédicateur, un modèle pour les chrétiens. Or, dit-il, « il n’est pas de notre devoir de prendre l’épée pour tuer les ennemis de Dieu. […] Mais il ne s’ensuit pas que la force de caractère qu’ils [ces commandements de tuer les ennemis de Dieu] présupposent et suscitent ne soit pas exigée de nous. Sinon l’histoire juive n’est plus en effet d’aucun profit pour la doctrine, la réprimande, le châtiment, l’enseignement de la sagesse »[15]. Ces conduites que Newman donne en nombre et qui sont inimitables (on ne peut plus tuer les idolâtres) étaient inspirées par un zèle qui doit être aussi nôtre. En notre Seigneur lui-même étaient associées bonté et sévérité ; mais c’est du zèle des juifs de l’Ancien Testament que Newman s’occupe principalement. D’ailleurs l’évocation de ce zèle se trouve dans le psautier dont l’Église fait son usage habituel. Y a-t-il typologie ou correspondance ? Il y a plutôt un modèle (pattern) à imiter, non pas dans les actes qu’il représente mais dans l’esprit et le zèle qui les ont inspirés. Il faut aller à l’intention et trouver la conduite, ou l’acte, adaptés qui n’ont rien de commun avec les actes et les conduites des temps anciens, bien qu’ils soient inspirés du même zèle. Ainsi les modèles et les leçons de l’Ancien Testament ne sauraient être repoussés : ils sont bons pour nous, étant donné la permanence de la nature humaine, ou alors Dieu aurait deux paroles ou pourrait changer sa parole. L’esprit qui justifiait ces actes (le zèle pour Dieu) doit être gardé ; les actes eux-mêmes ne peuvent être reproduits. Newman et ses ouailles étaient assez instruits des Écritures, comme il le dit des juifs dont le tempérament était formé par les Écritures, pour tirer un enseignement actuel des faits d’un autre âge.
Voici deux sermons où sont présentés deux personnages de l’Ancien Testament comme figures du Christ et de ses disciples. Ces personnages sont Josué et Élisée. Newman explique pourquoi il s’est arrêté, dans l’un et l’autre des sermons, à ces deux personnages plutôt qu’à Moïse et Élie qu’il tenait aussi comme types du Christ : les raisons de ce choix sont le contenu de chaque sermon.
D’abord le sermon sur Josué :
De même que Moïse conduisit le peuple […] et lui imposa sa discipline dans le désert stérile de la Loi, de même Josué, qui lui succéda, le conduisit dans un pays riche et heureux et préfigure le Sauveur futur qui devait être plein de grâce et de vérité […]. Israël, pour sa part fit preuve d’obéissance […]. Jamais une époque aussi bénie ne revint pour l’Église d’Israël.[16]
Comment le type représenté par Josué fut-il accompli par le Christ ? En premier lieu, son nom est l’équivalent en hébreu du nom de Jésus en grec. De plus il fut le type du Sauveur des hommes parce qu’il accorda sa grâce même à une ennemie, comme cela est souligné dans la Lettre aux Hébreux : « Par la foi, Rahab la prostituée ne périt pas avec les incrédules » (He 11, 31). Ainsi, en la personne de Josué, le règne du Sauveur est préfiguré par le pardon du pécheur, qui en est l’attribut caractéristique. Et encore : de même que Josué correspondit à notre Seigneur par son nom et par sa clémence, il lui correspondit par la manière d’être désigné : Moïse choisit Josué, qui n’avait à cela aucun droit et aucun titre, en lui imposant les mains, préfigurant en lui les ministres du Christ et le mode de leur consécration. Et encore : de même que Josué n’avait pas bénéficié par héritage du choix de Dieu, de même aucune mention n’est faite d’un héritier à qui il aurait transmis cet héritage. Au contraire, de Caleb, qui avait été éclaireur au pays de Canaan, tout comme Josué, il est dit que sa descendance posséda le pays. De Josué, aucune descendance n’est mentionnée : il reçut un héritage qui n’avait rien d’un privilège. Il y a là l’annonce de la nouvelle alliance car Josué est le type des serviteurs agréables à Dieu, des intendants fidèles, de ceux qui sont tenus pour pauvres alors qu’ils font tant de riches, et du Seigneur lui-même, « qui s’est fait pauvre, de riche qu’il était », qui est le prêtre de la nouvelle alliance. Il peut lui être appliqué ce que l’Écriture nous enseigne de Melchisédech, type du Christ qui devait venir. Il est encore dit que Josué n’eut, à sa mort, ni lamentation ni spécial honneur : c’est pour nous apprendre à élever nos cœurs vers Celui pour qui nulle lamentation ne devait avoir lieu car il est le Vivant parmi les morts. De même il est dit de Josué qu’il n’acheva pas tout le travail qui était à faire mais en laissa une partie pour ceux qui vinrent après lui. De la même manière le Christ a accompli pour nous toute l’œuvre de la rédemption, cependant nous devons nous saisir de cette rédemption qui nous est offerte, et cela suppose un certain travail. En conclusion, le prédicateur dit que si Josué est bien un type du Christ et de ses disciples, d’un certain point de vue il est clairement différent d’eux. Ainsi, il lui fut commandé d’user d’armes charnelles dans ses guerres ; mais, de nos guerres, saint Paul dit que « les armes de notre combat ne sont point charnelles », et le prophète Zacharie que « ce n’est ni par la puissance ni par la force mais par mon Esprit… ». Ainsi le type ou le modèle que fut Josué doit être imité selon l’esprit qui l’animait plutôt que selon les actes guerriers qu’il dut accomplir. Le message et l’enseignement demeurent, mais ils doivent être compris, interprétés, adaptés selon la situation du moment. Cet esprit a suscité des actes qui furent bons pour une période et ne le sont plus aujourd’hui : il reste néanmoins bon pour aujourd’hui de même que Josué reste un type du Christ car ce qu’il fut et ce qu’il fit nous permettent de mieux connaître et de mieux comprendre le Christ et son action.
Dans le sermon sur « Élisée, type du Christ et de ses disciples »[17], le prédicateur commence par dire pourquoi il privilégie la figure d’Élisée plutôt que celle d’Élie comme type du Christ. Élie est la figure de Jean Baptiste par sa manière d’être, sa vie de solitude et d’austérité et la violence qu’il déploya pour éradiquer l’idolâtrie. Mais Newman remarque que nous n’aurions pas à être surpris si Élisée n’était le type d’aucun serviteur de Dieu ; toutefois les providences de Dieu sont si merveilleusement engagées sur la voie de la figure et du gage qu’Élisée doit représenter quelque personnage de l’Évangile ou quelque office chrétien, même si la correspondance n’est pas exacte entre le type et l’antitype. Il y a, en effet, des correspondances établies dans l’Écriture que nous tenons pour telles ; nous ne pouvons en faire autant pour les rapprochements que nous établissons par nous-mêmes. Toutefois ce serait une erreur grossière de supposer que la religion repose seulement sur des faits et des doctrines certains. La foi a ses devoirs envers ce qui est probable voire même douteux aussi bien qu’envers l’enseignement exprès de l’Écriture. Tous les prophètes, comme prophètes, sont des types du Christ. Dans cette large perspective, Élisée est la figure des successeurs du Christ, non seulement de ses ministres comme les évêques et autres mais de tous ceux qui, à quelque degré, portent sur eux des signes éminents du Seigneur Jésus, tels que les évangélistes, les confesseurs, les ermites, les fondateurs d’ordres monastiques, les docteurs, etc. Quels sont les traits qui font d’Élisée le type des disciples du Christ ? (1) D’abord les disciples du Christ, comme Élisée, commencent leur carrière divine depuis les eaux du Jourdain, avec la puissance de l’Esprit saint sur eux. (2) Ensuite, Élisée eut le privilège de savoir qu’il faisait partie de ceux qui combattaient avec le Seigneur bien qu’il fût solitaire sur terre. Ainsi lui fut révélée, à sa mesure, la doctrine chrétienne réconfortante de la Communion des Saints. (3) Élisée reçut le don de discerner les esprits, figure de la faculté de l’Église catholique de connaître la vérité chrétienne. (4) Élisée avait le pouvoir de prononcer des sentences et des jugements par des moyens surnaturels, figure du pouvoir terrible de tous les ministres du Christ de retenir ou de remettre les péchés. (5) Élisée semble avoir eu une très grande sainteté et une grande capacité de faire des miracles, de même le Christ et les Apôtres, comme cela est relaté dans les Actes des Apôtres. (6) Les miracles d’Élisée sont, à un degré, des types des sacrements chrétiens : la guérison de Naaman figure le baptême, la multiplication des pains figure la Sainte Communion (l’eucharistie). (7) Ses rapports avec les hommes, inspirés de Dieu, figurent les rapports du Christ et de l’Église avec ces mêmes hommes. (8) Son autorité et sa dignité dans ses actes figurent l’autorité de l’Église à qui les rois sont soumis. En conclusion du sermon, le prédicateur tire la leçon de la comparaison qu’il a faite entre Élisée et l’Église : si les actes de l’Église sont annoncés dans les écrits prophétiques par les actes d’Élisée dans l’histoire d’Israël, nous découvrons qu’elle n’est pas une institution seulement humaine : nous sommes sous une économie surnaturelle bien que nous ne le réalisions pas : aussi Dieu nous demande-t-il d’abord la foi, ensuite il se met en mesure de nous donner la vue.
Un des intérêts de ce sermon est la mesure que prend Newman de la typologie. Il distingue nettement les correspondances qui se trouvent dans l’Écriture et celle que nous pouvons établir par nous-mêmes dans l’Écriture. Il a conscience qu’en présentant Élisée non comme figure du Christ mais plutôt de ses disciples et de l’Église, il établit une comparaison qui ne s’impose pas. Néanmoins il la propose et la soutient selon l’analogie de la foi (l’expression, qui appartient au vocabulaire de la théologie catholique, n’est pas dans le texte qui est un sermon, mais la réalité est sous-entendue ici). La figure d’Élisée comme type du Christ et de ses disciples ne saurait être imposée ; le refuser n’est pas porter atteinte à la foi. Cependant la Providence divine se sert si merveilleusement de correspondances, type et antitype, de promesse et d’accomplissement qu’il y a une probabilité antécédente (le mot n’est pas prononcé mais il appartient au vocabulaire de Newman) qu’Élisée représente et annonce quelque personne de l’Évangile, même s’il ne s’ensuit pas qu’il y ait correspondance exacte entre le type (Élisée) et l’antitype (les disciples du Christ).
Que conclure ? Newman prêchait à des chrétiens pour les exhorter à mener une vie digne de ce nom ; il n’enseignait pas l’exégèse et ne se préoccupait pas d’observer les règles de la typologie. Néanmoins l’une et l’autre se trouvent, comme d’elles-mêmes, dans son texte. Employée par Newman, la typologie consiste en des correspondances établies entre des personnages ou des situations appartenant à l’Ancien Testament ou au Nouveau et à la vie de l’Église. Elles pourraient êtres comparées aux Vie parallèles de Plutarque ou aux Profils parallèles de Jean Guitton qui, sur le sujet, a marché dans les pas de Newman ainsi que Jean Honoré qui a écrit les profils parallèles de Newman et de Rosmini qui, eux, étaient des contemporains. Ces correspondances et la typologie qui y est appliquée peuvent être insérées dans la doctrine des sens de l’Écriture, le sens littéral et le sens spirituel, lequel, selon le distique d’Augustin de Dacie, vers 1260, était divisé en sens allégorique, sens moral et sens anagogique : « La lettre enseigne ce qui eut lieu, l’allégorie ce que tu as à croire, le sens moral (tropologique) ce que tu as à faire et le sens anagogique, ce vers quoi il te faut tendre »[18]. Du côté catholique, la question des sens de l’Écriture a été formulée de nouveau dans l’encyclique Divino afflante Spiritu du pape Pie XII, en 1943 ; la tâche principale de l’exégèse y est définie comme le recherche du « sens dit littéral et, avant tout, du sens théologique », puisque telle est la visée de l’auteur spirituel. Le Magistère reconnaît que l’Ancien Testament « a signifié d’avance, d’une manière spirituelle, ce qui devait arriver sous la nouvelle alliance de la grâce ». Par d’autres chemins, Newman rejoignait cette vision, par exemple dans le Tract 85, publié en septembre 1838 et intitulé « La Sainte Écriture dans sa relation avec le symbole de la foi catholique »[19], en lequel il demandait que l’on distinguât, à coté du sens qui est à la surface de l’Écriture, celui qui se trouve en profondeur. La typologie peut aussi apparaître comme une forme de la Tradition, par la correspondance établie entre des événements et des personnes d’époques différentes et l’accomplissement du type par l’antitype (le Christ ou l’Église). L’idée du développement n’est pas loin, non plus, qui est aussi manifesté par les correspondances, soit la continuité de l’un à l’autre Testament : le titre des sermons XIV et XV « sur les sujets du jour », prêchés les 13 et 20 novembre 1842 et intitulés respectivement, « L’Église chrétienne, continuité de l’Église juive », et « Le principe de continuité de l’Église chrétienne et de l’Église juive », est suggestif. Enfin, dernier clin d’œil à un autre aspect de la vision de Newman, suggéré par un article de François Frost intitulé « Le personnalisme dans l’itinéraire théologique et spirituel de Newman »[20] : l’art du portrait dont il avait le secret pouvait avoir pour origine la priorité que, dans sa vision de l’histoire, il accordait aux personnes qui ont incarné leur époque et, par voie de conséquence, le modèle qu’elles furent et demeurent et l’influence exercée de leur temps et au-delà. « Les exemples vivants ont un autre pouvoir ».
[1] Typologie biblique, de quelques figures vives, ouvrage publié sous la direction de Raymond Kuntzmann, Paris, Éditions du Cerf, coll. Lectio divina, 2002.
[2] L. Goppelt, Typos. Die typologische Deutung des Alten Testaments im Neuen, Darmstadt, 1939, 2e édition, 1993.
[3] J.-M. Husser, « La typologie comme procédé de composition dans les textes de l’Ancien Testament », in Typologie biblique, de quelques figures vives, p. 11-34.
[4] Ibid., p. 174, note 34, définition donnée par Daniel Gerber.
[5] Ibid., p. 178, citation de G. Darival, Dictionnaire de la Bible, supplément, t. XII, col. 439.
[6] Ibid., p. 178-179.
[7] Le « sens littéral » de la Bible ne doit pas être pris dans sa « littéralité » mais expliqué selon le genre littéraire utilisé et les connaissances dont pouvait disposer l’écrivain sacré de son temps.
[8] Ibid., p. 96-97.
[9] Ibid., p. 99.
[10] Id. ibid.
[11] Ibid., p. 176.
[12] Dans le texte anglais de la King James Bible, utilisée par Newman anglican, ces mots sont : « Be still, and know that I am God… ». Il est courant, chez les auteurs spirituels de langue anglaise, de voir dans cette formule un sens spirituel, « Be still » étant compris au sens de « faites silence », « entrez dans le silence intérieur ou le recueillement… ». [NDLR]
[13] John Henry Newman, Sermons paroissiaux, vol. 7 : Le renoncement chrétien [abréviation S.P.], Paris, Éditions du Cerf, 2007, p. 100 ; Parochial and Plain Sermons [abréviation P.P.S.] Londres, Rivingtons, 1868, p. 118 (sermon 9).
[14] Typologie biblique, p. 178.
[15] J. H. Newman, S.P., vol. 3 : La grâce chrétienne, p. 156 ; P.P.S., p. 176.
[16] J. H. Newman, Sermons Bearing on Subjects of the Day, Londres, Longmans, Green and Co, 1869, p. 150-151 (ce sermon, prêché le 13 juin 1841, couvre les pages 150 à 163).
[17] Ibid., p. 164-179 ; ce sermon fut prêché le 14 août 1836.
[18] Littera gesta docet, quid credas allegoria / moralis qui agas, quo tendas anagogia.
[19] Holy Scripture in its Relation to the Catholic Creed, in Discussions and Arguments, 1872, p. 109-253.
[20] Études Newmaniennes, n° 5 (1989), p. 133-154.