NEWMAN, AUTEUR ROMANTIQUE – Frédéric LIBAUD

Études newmaniennes n° 27 (2011)

Dès la fin du XVIIIsiècle, en 1798, paraissent les Lyrical Ballads, œuvre conjointe de William Wordsworth et de Samuel Taylor Coleridge, qui introduisent la veine romantique en littérature anglaise. Le premier roman historique de Walter Scott, intitulé Waverley, est publié en 1814 et marque la naissance d’un genre nouveau. Dans leur sillage de nombreux auteurs vont s’inscrire au cœur du romantisme littéraire anglais, tels Jane Austen, William Blake, Lord Byron, John Keats, Ann Radcliffe et le mouvement du Gothic Fiction, Percy Bysshe Shelley et Mary Shelley et son célèbre Frankenstein, Robert Southey et bien d’autres encore. Ce mouvement littéraire est également accompagné de son pendant artistique dans le domaine des beaux-arts et des arts décoratifs. Que l’on pense, par exemple, au mouvement du Gothic Revival avec de grandes figures comme l’architecte William Beckford et le manoir de Fonthill Abbey, l’architecte Augustus Pugin et le bâtiment de la Mediaeval Court abritant la section des arts décoratifs lors de l’Exposition Universelle de 1851 à Londres ou encore le designer William Morris, rénovateur des arts décoratifs sur la base des sources médiévales nationales, sans oublier l’emblématique Parlement de Westminster reconstruit par Sir Charles Barry après le spectaculaire incendie de 1834. C’est dans ce contexte littéraire, artistique et plus largement culturel que grandit John Henry Newman (1801-1890), dont nous pouvons rappeler qu’il est né en 1801, ce qui permet à Denys Gorce d’affirmer que Newman est « fils du romantisme »[1].

De plus, Newman entretient de véritables affinités intellectuelles avec certaines grandes figures du romantisme anglais. Il reconnaît avoir nourri une véritable dévotion dès sa tendre enfance pour Walter Scott[2] ; il sait ce qu’il doit à Coleridge, Southey et Wordsworth[3], sans oublier les quelques romans de Mrs Radcliffe ou de Miss Porter[4]. Ces auteurs, et certainement d’autres représentatifs du mouvement romantique, ont constitué le monde littéraire dans lequel a évolué Newman. Ils ont forgé sa pensée, son style et son vocabulaire, comme la thèse que nous avons récemment soutenue a tenté de le démontrer ainsi que les récents ouvrages de David Goslee[5] et de Philippe Rule[6]. Une telle influence a, selon nous, de multiples répercussions sur le style littéraire de John Henry Newman, au point de faire de lui un auteur romantique. 

Dans le cadre strict de la présente communication, il nous a semblé utopique de mettre en évidence toutes les caractéristiques du romantisme littéraire anglais dans les deux uniques romans de Newman. Aussi avons-nous pris le parti de relever les traces du style romantique dans l’un d’eux, Loss and Gain (1848). L’état des lieux auquel nous aboutirons s’appliquera naturellement à Callista (1856) et aux Verses on Various Occasions (1867). Nous mettrons en lumière les traces de cette influence romantique présentes dans ce roman en suivant deux axes : le premier concernant l’être humain et ses sentiments en relation avec la nature, le second sa quête de l’absolu.

1. L’homme romantique face à ses sentiments

« L’âge romantique, au point de vue psychologique, moral, esthétique et religieux, est le temps de la première personne, le temps du je, qui peut être couplé avec le tu, et qui, associé à d’autres je, peut constituer un nous, dont la revendication donne à l’espace social et politique des colorations nouvelles. »[7] Cette citation de Georges Gusdorf souligne le glissement qui s’opère avec le mouvement romantique : l’individu, en tant que tel, devient l’objet principal d’étude des auteurs romantiques. À ce titre, que l’on pense, par exemple, aux nombreux romans de Jane Austen. Le sujet central des romans de cette période est le cœur humain dans toute la complexité de ses sentiments.

            Newman, en tant qu’auteur romantique, s’applique à décrire longuement les sentiments de ses personnages, leur quête de bonheur, de liberté et de vérité. De leur physique, de leurs habitudes, de leur habillement nous ne savons rien ou presque rien. En revanche, leurs états d’âme, leurs questionnements et leurs convictions sont bien connus du lecteur. Tout au long de Loss and Gain, Newman fournit de longues descriptions psychologiques de son personnage principal, Charles Reding, et de ses camarades. 

A. Portrait humain

Dès la première page du roman, une mise en garde nous est adressée : « Le cœur est un secret réservé à son auteur ; personne ne peut espérer l’atteindre ou le toucher »[8]. Cet avertissement est repris quelques lignes plus loin : « Personne sur terre ne peut connaître les secrètes pensées de Charles. »[9] Personne, en effet, hormis le créateur (the Maker) de ses personnages. Lui seul est autorisé à nous dévoiler les sentiments les plus secrets des protagonistes de son roman. 

Les descriptions physiques

En tant qu’auteur, Newman dépeint avec précision les diverses personnalités parcourant son roman. Or de descriptions physiques, nous n’en avons pas. Nous ne savons rien de l’apparence extérieure du héros ou de celle de ses camarades d’étude. Le seul élément objectif qui nous est fourni touche à son âge : dans la première partie du roman, Charles Reding est âgé de vingt ans, dans la deuxième il en a vingt-deux, dans la troisième il a atteint ses vingt-cinq ans. Seul son âge nous est précisé, rien d’autre quant à la description physique des divers protagonistes. Nous relevons une exception à ce principe dans la troisième partie du roman : 

Des trois sièges dans son propre compartiment, un seulement, celui qui lui faisait face, était occupé. En examinant l’étranger, il vit un homme d’aspect grave, approchant ou ayant dépassé la maturité ; son visage avait cet air fatigué, ou plutôt nerveux, que la souffrance physique, même assez faible, si elle est habituelle, imprime sur les traits, et ses yeux étaient pâlis par suite du travail ou pour une autre cause. Il semblait à Charles qu’il eût déjà vu ce visage auparavant, mais il ne pouvait se rappeler ni où ni quand. Ce qui l’intéressait plus encore était le costume et les dehors de l’étranger : de ceux qu’on ne rencontre pas souvent dans un compagnon de voyage. Tout cela d’un caractère spécial et, joint au petit livre d’office que celui-ci tenait à la main, montrait clairement à Charles qu’il était en face d’un prêtre catholique.[10]

La rencontre inopinée avec un représentant de l’Antéchrist – l’Église catholique romaine est ainsi présentée tout au long du roman – donne lieu à cette longue description car ce face-à-face constitue une véritable découverte pour Reding : il est confronté pour la première fois de son existence et dans le développement du roman à un prêtre catholique. 

Les descriptions psychologiques

Les descriptions psychologiques et sentimentales, quant à elles, ne manquent pas et jalonnent le roman. Pour ne prendre qu’un seul exemple, Charles Reding nous est présenté ainsi : 

avec beaucoup de qualités, Charles était timide et concentré, hypersensible et, quoique animé et gai, non sans une teinte de mélancolie dans le caractère qui, quelquefois, dégénérait en mollesse.[11]

Charles était d’une différente sorte de tempérament ; une idée nouvelle n’était pas perdue pour lui, mais elle ne l’angoissait pas si elle était obscure ou en conflit avec sa vue habituelle des choses. Il la laissait faire son chemin et trouver sa place et prendre forme en lui par la lente action spontanée de l’esprit.[12]

Ces traits de caractère de Charles Reding sont complétés au fil du roman par ses états d’esprit liés aux diverses conversations ou aux divers événements vécus. Ainsi connaissons-nous son ressenti face à des contrariétés, à des joies et à des peines. Nous vivons avec lui l’angoisse d’une conversion inévitable. Rien des tourments intérieurs du personnage central de Loss and Gain ne nous est caché. 

B. Richesse sentimentale

            Les descriptions de l’état d’esprit des personnages revêtent un rôle qui dépasse largement la simple représentation. Elles ne visent pas simplement à attribuer divers sentiments aux uns et aux autres, elles sont la transposition dans la trame du roman de l’histoire et des sentiments personnels de l’auteur. François Piquet, dans Le Romantisme anglais : émergence d’une poétique, explique en effet que « le romantique ne peut parler de tous que s’il parle d’abord pour lui-même. L’écrivain devient à lui-même son propre héros, qu’il s’exprime par la bouche d’un personnage dramatique, Faust, Prométhée ou Manfred ou qu’il laisse parler son moi autobiographique, celui du Preludeou de The Fall of Hyperion. »[13] En ce qui concerne Newman, ces deux approches sont utilisées indistinctement, soit en attribuant à son héros ses propres sentiments, soit en intervenant dans la narration pour exposer ses réflexions. 

Les sentiments de John Henry Newman transposés à Charles Reding

Les questionnements, les certitudes et les raisonnements acquis par Charles Reding tout au long du roman sont, à n’en pas douter, ceux de John Henry Newman. Loss and Gain est un roman autobiographique, au travers duquel nous découvrons les questionnements, les doutes et les convictions que Newman, tout au long de son propre cheminement de conversion, a rencontrés. Par exemple, la réflexion de Reding sur les fondements de la foi (chapitre VII de la première partie) rejoint celle de Newman ; le chapitre XV de la première partie consacré à l’interprétation des Articles renvoie incontestablement au Tract 90 sur la manière catholique d’interpréter les Articles de la foi anglicane ; les rumeurs à propos des prêches faits en chaire de St Mary’s, dans le chapitre III de la seconde partie, sont certainement celles entretenues à l’encontre de Newman… Et comment ne pas voir un autoportrait de Newman dans les propos mêmes de Sheffield : 

Un Oxonien, il y a quelque dix ans, allait publier une histoire du concile de Nicée et l’éditeur lui proposait de mettre en tête une gravure de saint Athanase qu’il avait trouvée dans quelque vieux livre. Il fut vivement dissuadé de le faire par un confrère, non en raison de quelque sentiment personnel, mais parce qu’Athanase était un nom très impopulaire parmi nous. […] Cet ecclésiastique […] était l’ami des plus grands écrivains de la Haute Église de ce temps. […] il vivait à l’écart des controverses, était un lettré, un homme accompli et d’une piété solide. Il n’exprimait pas un sentiment personnel ; il ne faisait que témoigner de ce fait que le nom d’Athanase était impopulaire.[14]

Newman s’exprime « motu proprio » au cœur même de son roman

Par ailleurs Newman introduit des incises pour compatir au vécu de Reding ; l’auteur quitte alors son rôle de narrateur pour faire partager à ses lecteurs ses expériences personnelles. Tandis que nous voyons poindre en filigrane des expériences newmaniennes au long du roman, à deux reprises Newman se met sur le devant de la scène pour y exposer son propre vécu. 

Il intervient une première fois lorsqu’il décrit le chemin d’Oxford à Newington : 

Quand nous étions jeunes nous-mêmes, nous fîmes une fois, par un jour chaud d’été, le chemin d’Oxford à Newington, une route aride comme sait quiconque l’a parcourue ; mais elle nous était nouvelle ; et nous protestons, devant tous, lecteur, croyez-le ou ne le croyez pas, riez ou non, comme vous voudrez, elle nous sembla en cette occasion d’une touchante beauté ; et une suave mélancolie s’empara de nous, dont les ombres se font sentir maintenant encore quand nous nous reportons vers cette poussiéreuse, lassante promenade.[15]

Il le fait une seconde fois lors du décès du père de Charles Reding qui réveille en lui les souvenirs de la mort de son propre père :

Oh ! mon pauvre Charles, je sympathise intensément avec vous dans cet indescriptible réveil du matin et le jour de voyage désolé qui le suivit. L’après-midi, vous arriviez à la maison. Oh ! changement déchirant ! Six ou sept semaines seulement auparavant, vous aviez vu les mêmes objets, en sens opposé, avec quels sentiments différents et quelle compagnie dans l’omnibus du chemin de fer ! C’était un chagrin qui ne se peut exprimer par des mots, et revoir sa mère, et ses sœurs, et le défunt ![16]

Enfin, il arrive à Newman de quitter son rôle de narrateur pour exprimer un point de vue personnel et, surtout, les souffrances qu’il a vécues lors de sa propre conversion : 

Alors nous voyons ce qui se passe quand quelqu’un dit que le système catholique satisfait son esprit, remplit son idéal religieux, rencontre sa sympathie et le reste et, là-dessus, devient catholique. On prétend souvent que cette personne agit d’après son jugement personnel, choisit sa religion d’après son propre critère de ce qu’une religion doit être.[17]

Le roman Loss and Gain est jalonné de descriptions psychologiques qui nous permettent d’entrer dans la tension inhérente au choix crucial de la conversion auquel Charles Reding est confronté. Elles sont le reflet de cette même tension vécue par John Henry Newman lors de sa prise de décision. C’est la raison pour laquelle, en décrivant ainsi les sentiments humains, Newman, non seulement se dévoile, et partant écrit un roman autobiographique, mais, plus largement, se comporte en auteur romantique avide de faire connaître à ses lecteurs les sentiments intimes et les tourments auxquels sont exposés ses personnages. 

2. Le sentiment de la nature

            Une des caractéristiques communes à tous les mouvements romantiques européens est la redécouverte de la nature. Alors que l’homme du XVIIIsiècle était avide de découvertes scientifiques, celui du XIXe siècle part à la conquête de la nature, il la découvre et se confronte à elle. L’homme est de nouveau perçu comme partie intégrante de la création et nombreuses sont les œuvres d’art qui le présentent ainsi, dans toute sa petitesse, sa fragilité et sa dépendance face à la nature dans ce qu’elle a d’abrupt, de sauvage et de terrifiant. 

A. La description de l’environnement

            Le roman Loss and Gain est riche de nombreuses représentations de la nature à Oxford et dans ses environs. Relever toutes ces scènes bucoliques serait fastidieux. Nous nous permettons simplement d’en citer une : 

C’est, à mon avis, le meilleur temps de l’année : tout est beau ; le faux ébénier est fleuri et l’aubépine. Il y a là une plus grande variété d’arbres que dans aucun autre endroit que je connaisse par ici ; et les platanes sont si touchants avec leur multitude de petites mains vertes qui s’entr’ouvrent ; et il y a deux ou trois saules si beaux étendant leur ramure sur la Cherwell ! Je pense que quelque dryade les habite et, tandis que vous suivez le chemin, voici qu’à votre droite est le Long Walk, avec les constructions d’Oxford vues à travers les ormes.[18]

Ces descriptions de la nature sont complétées par celles des lieux où se déroulent les actions. Sans en arriver aux descriptions extrêmes d’un Balzac, d’un Flaubert ou d’un Lamartine, Newman s’adonne également à dresser le tableau de tel ou tel lieu :

Malgré tout son regret de la maison, Charles se réjouissait de retrouver son vieil Oxford. Le portier l’avait reconnu à l’entrée, le garçon lui avait souri et l’avait salué alors qu’il montait l’escalier usé par les pas et trouvait un feu brillant pour l’accueillir. Le charbon craquait et éclatait et jetait une flamme blanche en contraste accentué avec les barres et les montants récemment noircis à neuf de la grille. Une brillante bouilloire de cuivre sifflait et grondait sous le tourment interne de l’eau arrivant au point d’ébullition. La glace de la cheminée avait été nettoyée, le tapis battu, les rideaux fraîchement repassés. Le plateau et les accessoires de thé étaient placés sur la table ; à côté, des papiers de comptes, deux ou trois cartes de commerçants qui désiraient son patronage et une note d’un ami dont le trimestre était déjà commencé.[19]

B. Une nature éveillant des sentiments

Dans le roman, les relations entretenues par l’homme avec la création sont également mises en évidence. Certes l’être humain tente de reproduire la nature, mais en même temps, il la redécouvre telle qu’elle est, la contemple, l’admire, la peint. Bien plus, la nature ne perd pas ses droits sur l’individu qui en fait partie intégrante et son impact sur lui et sur ses sentiments est souligné par les auteurs romantiques. La nature est perçue comme le miroir de la sensibilité humaine. « Entre la terre et le ciel, entre le moi et le monde, le poète romantique décèle des correspondances : la nature parle [de Dieu souvent], la nature parle à l’âme, la nature est ce qui permet à l’homme de communier avec le monde, d’être en accord avec la Création qu’il ne s’agit pas de maîtriser, d’ordonner, mais de contempler pour s’y perdre et s’y retrouver. »[20]

            Newman, en tant qu’auteur romantique, va recourir à une permanente mise en parallèle entre la nature et les sentiments de ses personnages et notamment de son héros principal. Ce dernier est sensible aux beautés de la nature. Souvent, son état d’esprit intérieur est présenté en harmonie avec le paysage ambiant. Pour reprendre une expression contemporaine, Charles Reding vibre avec l’environnement dans lequel il évolue, il est au diapason avec lui. 

Sans être lui-même un poète, il était dans la saison de la poésie, dans le doux moment du printemps où l’année est d’autant plus belle qu’elle est neuve. La nouveauté tenait lieu de beauté à un cœur aussi ouvert et joyeux que le sien ; non seulement parce que c’était la nouveauté, et qu’elle avait comme telle son charme propre, mais, parce que, lorsque nous voyons les choses pour la première fois, nous les voyons dans une « joyeuse confusion » qui est un élément principal de l’aspect poétique.[21]

Le lien entre la nature et la psychologie de Charles se traduit de diverses manières selon un véritable principe d’interaction. Ainsi, les saisons génèrent en Charles des sentiments divers : le printemps et l’automne produisent des effets diamétralement opposés sur la psychologie de Charles Reding. Alors que le premier est sa saison préférée, certainement du fait de la renaissance de la nature en ces premiers mois, le second, l’automne, lui rappelle la mort, la fin de vie, la disparition et suscite en lui la mélancolie : 

– (L’automne) Le plus beau temps de l’année, dit Mrs. Reding, c’est universellement reconnu ; tous les peintres disent que l’automne est la vraie saison pour voir un paysage.

  • Tout est or et rouille, dit Mary.
  • Cela me rend mélancolique, répéta Charles.
  • Comment ? Le bel automne vous rend mélancolique ? demanda sa mère.
  • Oh ! chère mère, vous voulez encore dire que je suis paradoxal ; je ne puis m’en empêcher, j’aime le printemps et l’automne m’attriste.[22][i]

Ce lien ténu entre mouvement de la nature et mouvement du cœur se révèle être un procédé auquel John Henry Newman fait appel afin d’accompagner son héros de façon métaphorique tout au long de la quête qui est la sienne. 

3.  L’homme romantique en quête de l’Absolu

Le roman Loss and Gain est entièrement construit sur la quête de la vérité, quête habituelle chez les romantiques, et qui se traduit de façon originale dans ce roman par la course de l’astre solaire dans le ciel. Le soleil, parce qu’il met les choses en pleine lumière, renvoie également à la vérité. Il devient le révélateur de l’état spirituel de Charles Reding et de l’état d’avancement de sa réflexion quant à son éventuelle conversion à l’Eglise romaine. 

A. Nature et vie spirituelle

La clé de compréhension de la dynamique du roman Loss and Gain nous est fournie par l’auteur en personne. En effet, dans le chapitre VII de la première partie du roman, au cours d’une conversation sur le rapport entre la foi et la raison, entre Reding et White, ce dernier met en lien la nature et la vie spirituelle : 

Ce serait un monde bien morne […] si les hommes se conduisaient par la raison ; ils peuvent s’imaginer qu’ils le font, mais ce n’est pas le cas. En réalité, ils sont menés par leurs sentiments, leurs affections, par le sens du bien et du beau, et du sacré. La religion est ce qui est beau ; les nuages, le soleil et le ciel, les champs et les bois sont de la religion.[23]

Au-delà du simple aspect romantique que nous pouvons relever dans cette réplique, et notamment dans ce rapport privilégié entre la nature et l’être spirituel humain que nous soulignions précédemment, il nous semble que cette remarque de White prend dans le roman une dimension autre. En effet, ce parallèle entre nature et vie spirituelle se répète tout au long du roman. Newman ne cesse de faire part d’informations météorologiques qui ne visent pas tant à fournir un relevé climatique de la région d’Oxford qu’à mettre en lumière les états d’âme, les questionnements de Reding. Newman file la métaphore au long des pages et utilise le soleil comme indicateur de l’état spirituel de Reding.

B. Le soleil, reflet du processus de conversion

Plus précisément, le soleil représente la vérité éclairant l’âme de Charles Reding.[24] Ainsi l’astre solaire joue un rôle primordial : il se couche lorsque Charles Reding doute ou s’interroge quant à son appartenance à l’Eglise anglicane ; il se lève lorsqu’il a pris la décision de rejoindre l’Eglise romaine. Dès lors, dans cette logique, la révélation ne peut correspondre qu’à la pleine lumière et c’est effectivement le cas : 

La Révélation, pour lui, au lieu d’être l’abîme des conseils de Dieu, avec ses linéaments obscurs et ses larges ombres, était une plaine ensoleillée parcourue par de droites routes macadamisées.[25]

Au cœur du roman, le chapitre XVI apparaît alors comme un condensé de tout l’ouvrage. Le lien entre la nature et l’état d’âme de Reding y est très présent. Ce chapitre débute par une description bucolique : 

Un après-midi, il errait dans les parcs, regardant avec surprise l’un de ces extraordinaires éclairages pour lesquels les environs d’Oxford sont célèbres en cette saison et qui, alors que le soleil déclinait, colorait Marston, Elsfield et leurs bouquets d’arbres à demi dénudés d’une teinte pâlie d’or et de brun, quand il se trouva abordé et interpellé par ce même Freeborn in propria persona.[26]

Dans ce chapitre, les deux personnages cheminent en dissertant sur le problème théologique de la justification. Charles Reding soumet à son compagnon ses interrogations sur la justification par la foi seule ou bien par les œuvres. Freeborn, sûr de son savoir et de sa supériorité, explique doctement, mais sans grande force de conviction, son point de vue sur la question. Après un long échange d’idées entre les deux protagonistes, l’auteur conclut le chapitre de la manière suivante :

Ils marchèrent un temps en silence, puis, comme le jour tombait, ils se dirigèrent vers leur logis et se séparèrent quand ils arrivèrent au Clarendon.[27]

Alors qu’au début du chapitre, Charles Reding est dans le questionnement et le soleil sur le déclin, à la fin de ce même chapitre, Charles est dans le plus grand trouble et le soleil, quant à lui, est couché. La lumière disparaît et le héros se trouve plongé dans les ténèbres. La séparation d’avec ses amis et d’avec son Église d’appartenance apparaît comme inévitable. Le jour s’est couché, la lumière du soleil a disparu ainsi que la foi en l’Église anglicane.

En lien avec le soleil et avec sa luminosité, une discussion sur les saisons a lieu entre Charles, sa mère et sa sœur ; nous l’avons précédemment rapportée. Derrière la simple question de la saison préférée, c’est bien une discussion à propos de la conversion au catholicisme romain qui est engagée. Charles y expose son aversion pour l’automne, saison qui le rend mélancolique. Il lui préfère le printemps qui suggère l’état adamique en Éden et, d’un point de vue spirituel, qui évoque la Résurrection. Après le froid et les ténèbres, la lumière brille et la vie reprend ses droits sur la nature endormie. 

« C’est une vue forcée, contre nature, Charles, insiste Mary. Secouez-vous, et vous vous trouverez dans un meilleur état d’esprit. N’aimez-vous pas voir un beau coucher de soleil ? Cependant, le soleil nous quitte. »

Charles fut un moment réduit au silence, puis il dit : 

« Oui, mais il n’y avait pas d’automne dans l’Éden ; les soleils se levaient et se couchaient au paradis, cependant les feuilles étaient toujours vertes et ne se fanaient pas. Il y avait une rivière pour alimenter de sa fraîcheur. L’automne, c’est la Chute. »[28]

En a-t-il conscience ? Bien plus qu’une attirance anodine pour le printemps et un dégoût instinctif pour l’automne, Charles pressent que l’automne est la saison durant laquelle il va chuter.[29]. Mais, après la traversée du désert correspondant à l’hiver, il se relève et ressuscite au printemps suivant, lorsque le soleil darde à nouveau ses rayons. C’est d’ailleurs en ces termes que Newman décrit l’apparition d’une nouvelle flamme jaillissant en Charles, celle de la conversion au catholicisme romain : 

Il marchait d’un pas rapide, tranchant avec sa canne les brindilles et les branchettes que le pâle crépuscule éclairait sur son chemin. Il semblait que le baiser de son ami eût communiqué à son âme l’enthousiasme dont ses paroles avaient témoigné. Il se sentait possédé, il ne savait comment, par un pouvoir surhumain qui semblait capable de renverser les montagnes et de marcher sur les flots. Tout entouré de l’hiver, il sentait au dedans de lui la poussée du printemps quand tout est nouveau et brillant. Il s’apercevait qu’il avait trouvé ce qu’il n’avait en réalité jamais cherché, faute de savoir ce que c’était, mais à quoi il avait toujours aspiré : une âme accordée à la sienne. Il sentait qu’il n’était plus seul dans le monde, bien qu’il ait perdu cette âme sœur au moment même où il venait de la trouver.[30]

Tout comme l’automne succède inexorablement à l’été et le printemps à l’hiver, la réflexion intellectuelle et spirituelle que mène Charles l’entraîne naturellement vers le catholicisme romain. C’est sa destinée. 

Le soleil ne réapparaît qu’au terme du cheminement intellectuel et spirituel de Reding. Le soleil de la vérité luit et Charles peut aisément être inondé de sa lumière s’il accepte de quitter sa maison, sa sécurité pour avancer librement[31]. Au terme d’une discussion difficile, il conclut en s’adressant à Campbell : 

« Laissez-moi aller, car le jour point. »[32]

Dans cet esprit romantique, l’heure du départ de Reding pour rejoindre les Passionnistes et, à travers eux, l’Église catholique romaine ne peut que correspondre à une journée de plein soleil. Aussi le chapitre III de la troisième partie débute-t-il ainsi :

Rien n’advint à Charles qui soit digne d’être rapporté avant son arrivée à Steventon le jour suivant, quand, l’après-midi étant belle, il laissa son bagage le suivre par l’omnibus et se mit en devoir de marcher.[33]

Tout ce parcours de conversion peut être résumé par la formule que Newman utilise dans la dernière partie du roman : « La foi commence par un risque et est récompensée par la lumière »[34] ou encore par cette formule du prêtre catholique rencontré dans le train le menant à Londres : « Il vous faut risquer ; la foi est un risque avant qu’un homme soit catholique ; après elle est un don. Vous approchez de l’Église par la voie de la raison, vous y entrez à la lumière de l’Esprit. »[35] Et c’est bien cette quête de la lumière et, au-delà d’elle, de la vérité qui anime Charles Reding tout au long de ce roman. « Ex umbris et imaginibus in Veritatem. »


[1]  Denys Gorce, Newman et les Pères, p. 102.

[2]  Cf. Apologia pro vita sua, Ad Solem, p. 149.

[3] Apologia, p. 149-250. 

[4] Apologia, p. 118. 

[5] David Goslee, Romanticism and the Anglican Newman, Ohio University Press, 1996. 

[6]  Philip C. Rule, Coleridge and Newman. The Centrality of Conscience, New York, Fordham University Press, 2004. 

[7] Georges Gusdorf, Le Romantisme, t. II – L’Homme et la nature, Paris, Payot, 2011, p. 7. 

[8] Le Roman de la conversion de Newman par lui-même, traduction par Madame Lefrançois-Pillion, Paris, La Colombe (Éditions du Vieux Colombier), 1949, p. 57. Toutes les citations du roman Loss and Gain sont extraites de cette traduction. [Il faut noter cependant que le titre donné au roman par le traducteur est totalement abusif. NDLR]

[9] Ibid., p. 58. 

[10] Ibid., p. 352.

[11] Ibid., p. 58.

[12] Ibid., p.  109.

[13] François Piquet, Le Romanisme anglais : émergence d’une poétique, Paris, PUF, 1997, p. 7. 

[14] Le Roman de la conversion de Newman, p. 221 

[15] Ibid., p. 71-72. 

[16] Ibid., p. 181. 

[17] Ibid., p. 217.

[18] Ibid., p. 61. 

[19] Ibid., p. 150.

[20] Isabelle et Yves Ansel, Le Romantisme, Paris, Ellipses, 2001, p. 75.

[21] Le Roman de la conversion de Newman, p. 71. 

[22] Ibid., p. 250. 

[23] Ibid., p. 91. 

[24] Ibid., p. 373. 

[25] Ibid., p. 111.

[26] Ibid., p. 166.

[27] Ibid., p. 173.

[28] Ibid., p. 251.

[29] La même idée se retrouve dans le poème n° 106 intitulé « Progress of Unbelief », Verses on Various Occasions

[30] Ibid., p. 315-316.

[31] Ibid., p. 323.

[32] Ibid., p. 327.

[33] Ibid., p. 333.

[34] Ibid., p. 325.

[35] Ibid., p. 358.