LA RÉFLEXION DE NEWMAN SUR L’INSPIRATION BIBLIQUE – Keith BEAUMONT

Études newmaniennes n° 29 (2013)

Introduction

Je me suis appuyé principalement, pour cette étude, sur les sources suivantes : 

  • Des extraits de la correspondance de Newman, allant du milieu des années 1820 aux années 1880, qu’on trouve dans ses Letters and Diaries[1].
  • Le n° 85 des Tracts for the Times, publié en 1838 et republié par Newman catholique en 1872 dans Discussions and Argumentssous le titre Holy Scripture in its Relation to the Catholic Creed[2]
  • Une centaine de pages de notes et d’ébauches datant des années 1860, publiées en 1979 par J. Derek Holmes dans The Theological Papers of John Henry Newman on Biblical Inspiration and on Infallibility[3].
  • Enfin, deux essais publiés par Newman en 1884 et republiés en 1967 dans une édition critique, avec une longue introduction, par J. Derek Holmes et Robert Murray SJ[4].

Comme le montre ce choix de textes, la question de l’inspiration de la Bible traverse toute son œuvre et semble l’avoir travaillé pendant une période de soixante ans. 

Quelques définitions : les concepts d’« inspiration », d’« inerrance » et de « canonicité » 

Les problèmes posés par la notion d’« inspiration » sont inhérents à toute religion qui repose sur une révélation. Ils sont aussi actuels aujourd’hui qu’à l’époque de Newman. Il convient donc d’essayer de définir ce concept, tout en le distinguant d’autres concepts apparentés comme ceux d’« inerrance » et de « canonicité ». 

Spiro/spirare en latin signifie, étymologiquement, « souffler » ou « respirer ». La spiratio, c’est le souffle ou la respiration. In-spirare c’est donc souffler ou respirer dans ou en. Le phénomène de l’« inspiration » dans ce sens très général n’est pas limité au christianisme[5]. Dans beaucoup de cultures religieuses, des hommes croient faire l’expérience d’un esprit divin qui « souffle » en eux ou qui leur « insuffle » quelque chose. Cette expérience est quelquefois liée aux phénomènes de transe : on en trouve des traces dans le prophétisme de l’Ancien Testament comme aussi (par exemple) dans le chamanisme. 

Mais ce qui semble être spécifique aux trois grandes religions monothéistes – le judaïsme, le christianisme et l’islam – est l’existence d’un livre tenu pour sacré parce qu’’il est « inspiré » par Dieu. C’est évidemment de cela que nous parlons ici. Mais déjà il convient de faire plusieurs distinctions.

Il y a d’abord le fait de l’« inspiration ». Or, l’idée que la Bible est « inspirée », qu’elle est le fruit d’une « inspiration » divine, est une donnée commune au judaïsme, à l’islam et à toutes les confessions chrétiennes. 

La question se pose ensuite du comment de l’inspiration, et du rapport entre celui (Dieu) qui est la source de la révélation et celui (l’homme) qui la reçoit. Dieu se met-il à la place (pour ainsi dire) de l’homme ? L’inspiration est-elle à concevoir comme une forme de « dictée » divine, l’agent humain n’étant qu’un simple « scribe » ? Ou bien Dieu travaille-t-il à travers l’humanité de celui qui reçoit la révélation, à travers sa personnalité propre, en se servant de ses mots à lui, de sesconcepts, etc. ? Dit autrement, est-ce que c’est le texte qui est « inspiré » ou plutôt l’auteur humain du texte ? La distinction est capitale. 

Enfin, sur quoi porte l’« inspiration » ? Chaque détail, chaque mot de l’Écriture est-il « inspiré » ? Ou l’inspiration ne porte-t-elle que sur certaines idées ou certains enseignements ?

Cette question de l’inspiration est liée à celle de l’« inerrance » de l’Écriture, tout en s’en distinguant. La Bible peut-elle « se tromper » ? Tout y est-il « vrai » ? Que signifie ici l’idée de « vérité » ?  Les informations historiques, géographiques, astronomiques, etc., contenus dans la Bible doivent-elles être littéralement « vraies » ? Ou la « vérité » de la Bible est-elle à chercher ailleurs : par exemple, dans un enseignement portant sur certains domaines spécifiques, ou dans une vision globale des rapports entre l’homme et Dieu ? 

La question de la « canonicité » est différente encore, car elle porte sur l’autorité d’un texte[6]. Considérer un livre comme « canonique » c’est lui conférer un statut de norme ou de normativité. Mais il existe en même temps un lien entre inspiration et canonicité : le « canon » des Écritures est l’ensemble des livres jugés par l’Église être « normatifs », donc possédant une autorité particulière, parce qu’« inspirés ». Newman fait remarquer à plusieurs reprises que la Bible elle-même ne répond pas à la question de sa propre « canonicité » ; au contraire, si l’inspiration vient de Dieu, c’est l’Église qui décide de la « canonicité » d’un livre.  

Curieusement, si la théologie chrétienne a toujours affirmé que la Bible est « inspirée », elle a peu réfléchi avant l’époque moderne à la manière dont « fonctionne », pour ainsi dire, cette inspiration. Comme pour sa réflexion, dans ses Sermons universitaires, sur le phénomène de la foi, Newman défriche ici, en abordant la question de l’inspiration biblique, un terrain relativement vierge. 

Trois conceptions de l’« inspiration » : proposition d’une typologie

Newman aimait beaucoup – tout particulièrement, comme cela vient d’être démontré, dans ses sermons – créer des « types » ou des « typologies ». Je vais essayer d’en faire autant !

On trouve, dans l’histoire du christianisme, beaucoup de manières différentes d’interpréter la Bible : Origène avec sa distinction entre le sens littéral ou sens « corporel » et le « sens spirituel » ; les « quatre sens de l’Écriture » au Moyen Age étudiés par le P. de Lubac ; et ainsi de suite. Mais à l’époque de Newman la plupart des chrétiens faisaient ce que j’appellerais une lecture « naïvement littérale » de la Bible. Ils ne se posaient pas les questions que je viens de poser. Pour eux, la Bible était « la parole de Dieu » ; Dieu avait « parlé » dans la Bible. On prenait les choses comme telles, sans s’interroger sur le sens de ces termes. 

Certes, depuis l’époque de la Renaissance et des premiers humanistes les idées avaient commencé à changer. La naissance de la critique historique et linguistique au XVIIe siècle a modifié encore la donne. L’oratorien Ricard Simon, que beaucoup considèrent comme le « père » de la critique historique moderne, faisait remarquer par exemple que Moïse ne pouvait pas être l’auteur de l’ensemble des cinq premiers livres de la Bible, le Pentateuque, car il n’avait pas pu décrire, dans le Deutéronome, sa propre mort. Possédant une connaissance hors pair de l’hébreu et d’autres langues anciennes, Simon s’était aperçu également que la langue de l’Ancien Testament évolue, et que les livres de l’Ancien, comme d’ailleurs du Nouveau Testament, avaient été écrits à des époques différentes et par des auteurs différents.  Mais Richard Simon s’était trouvé condamné, grâce en particulier aux machinations de Bossuet, et avait même été expulsé de sa propre congrégation ! Ensuite, c’est surtout avec le développement, dans les universités allemandes au XIXe siècle, d’une critique biblique historique et linguistique, voulue « scientifique », que des chrétiens instruits ou cultivés se sont trouvés obligés de réexaminer leurs propres idées. 

Mais il s’agissait justement des milieux intellectuels. Que le jeune Newman ait été conscient ou non de ces questions, dans sa prédication il continuait à pratiquer une lecture en apparence « naïvement littérale » de la Bible. Peut-être parce qu’il reconnaissait implicitement que la prédication n’est pas le lieu de faire de l’exégèse critique, et parce qu’il avait le souci pastoral de ne pas déstabiliser ses paroissiens ! 

2.         La deuxième conception de l’inspiration, et le deuxième type de lecture de la Bible, sont ceux qu’on qualifie aujourd’hui de « fondamentalistes ». Il s’agit d’une création récente : le mot même est né au début du XXe siècle, et possédait à l’origine un sens théologique. À l’époque, dans un certain nombre d’Églises protestantes, une réaction s’est dessinée contre le protestantisme « libéral » du XIXe siècle. (Rappelons-nous d’ailleurs, à ce sujet, l’opposition systématique de Newman tout au long de sa vie à ce qu’il appelle le « libéralisme » dont la première caractéristique était le refus du « dogme ».) Ces Églises insistaient sur certaines doctrines fondamentales – ou certains « fondamentaux » – du christianisme. Parmi ces « fondamentaux » se trouvait, bien entendu, l’idée de la « vérité » de la Bible sur tous les plans et dans le moindre détail, conduisant à une conception de l’inspiration comme « dictée ». On trouve ces conceptions encore aujourd’hui dans la plupart des milieux évangéliques et pentecôtistes du monde anglophone. Quand un « fondamentaliste » affirme que « la Bible dit que … », il entend cela dans le sens le plus littéral. Beaucoup vont même jusqu’à s’imaginer naïvement que Dieu « parle » anglais et que la Bible a été écrit directement en anglais ! Ou alors – comme une telle notion est incompatible avec un minimum d’intelligence et de connaissances historiques – on trouve l’idée évoquée par Gordon Campbell que c’est la traduction de la Bible en anglais – celle de la King James Bible – qui est directement « inspirée » par Dieu, dans chacun de ces mots et de ses détails. Ces conceptions sous-tendent le refus, par exemple, dans certains milieux aux États-Unis, de l’évolutionnisme darwinien et la volonté d’enseigner le « créationnisme ». 

Ce sur quoi je veux insister, pourtant, c’est que ce « fondamentalisme » est un phénomène de réaction. Il est très différent en cela de la lecture que j’ai appelée « naïvement littérale ». Il est fondé sur un refus conscient et délibéré de la critique biblique moderne, voire plus généralement sur un refus de l’intelligence critique en tout ce qui touche à la Bible. Cela n’a jamais été, il va sans le dire, le cas de Newman.

3.         La troisième conception de l’inspiration est celle qu’on trouve dans le monde musulman. Pour tous les musulmans orthodoxes, le Qur’an est littéralement la « parole » de Dieu. Les mots du livre ont été dictés, par l’ange de Dieu, au prophète Mohammed, dans une forme de la langue arabe devenue « classique ». C’est pourquoi – du moins théoriquement – on n’a pas le droit de traduire le Qur’an dans une autre langue, même dans l’arabe dialectal parlé aujourd’hui dans la plupart des pays arabophones. Dans cette conception il n’y a pas, à proprement parler, d’auteur humain. Il s’agit d’une conception qui existe, aujourd’hui, sous deux formes : une forme traditionnelle et « naïve » ; et une forme qui, comme dans le cas du « fondamentalisme » protestant, témoigne d’un refus a priori, si j’ose dire, de l’intelligence critique.

            J’espère que cette petite typologie aura permis de voir les enjeux de la question pour l’intelligence chrétienne des Écritures, et les difficultés qu’elle soulève, potentiellement, dans le domaine du dialogue interreligieux ! 

Étapes dans l’évolution de la pensée de Newman

1. Le débat avec son frère Charles

Si Newman semble adopter dans sa prédication une perspective « naïvement littérale » concernant la Bible, d’autres écrits témoignent d’une réflexion critique à ce sujet et même d’un esprit étonnamment ouvert. 

Une lettre adressée à son frère puîné, Charles, quand l’auteur avait seulement 24 ans, est intéressante à cet égard. Charles était le « mouton noir » de la famille qui, très tôt, s’est rebellé contre la foi en mettant en doute ses motifs de crédibilité. Dans ses remontrances, son frère aîné admet la possibilité d’erreurs dans la constitution du corpus biblique ou même dans des faits matériels : 

Rien ne m’empêche, par exemple, de penser que le Cantique des cantiques a été introduit dans le canon juif par erreur sans que soit affectée l’authenticité de la religion juive. […] Il y a une grande différence entre l’idée que des livres peuvent ne pas être inspirés, ou peuvent avoir été corrompus ou peuvent contenir des interpolations, et l’idée que la religion elle-même soit fausse.[7]

Il rappelle à Charles que « le Nouveau Testament n’est pas le christianisme, mais le document (the record) du christianisme »[8] (on dirait sans doute, dans le langage d’aujourd’hui, « la Bible n’est pas la Parole de Dieu, elle contient la Parole de Dieu »).  Il va jusqu’à envisager « pour les besoins de la controverse » (for the sake of debate) l’hypothèse selon laquelle nous ne posséderions aucun écrit authentique de la main des « apôtres » eux-mêmes (c’est l’opinion de la plupart des exégètes aujourd’hui). Les écrits attribués aux apôtres et rédigés, de mémoire, par leurs disciples, peuvent donc être « substantiellement vrais » tout en « contenant des inexactitudes ». Bien entendu, il s’agit ici d’hypothèses et non d’affirmations ; il n’empêche que le jeune Newman fait preuve déjà d’une grande ouverture d’esprit concernant ces questions. 

2. Le Mouvement d’Oxford

Newman continue à réfléchir à ces questions alors qu’il cherche à bâtir, pour donner un fondement à l’anglicanisme, sa théorie de la via media, c’est-à-dire sa conception de l’Église anglicane comme une « voie médiane » entre le protestantisme d’un côté et l’Église catholique romaine de l’autre. Sa réflexion sur la Bible se trouve donc subordonnée à ces fins : sans nier la place primordiale de la Bible, il veut démontrer aussi la nécessité absolue de l’Église.  

Ainsi, dans La Fonction prophétique de l’Église (1837), dans une considération du 6e des Trente-neuf Articles qui affirme que « la Sainte Écriture contient toutes choses nécessaires au salut, et on n’exigera de personne ce qui ne s’y trouve pas ou ce qui ne peut être prouvé par elle », Newman se fait l’écho d’arguments avancés par l’Église de Rome concernant le caractère incomplet et aléatoire du Nouveau Testament :

Ils [Les catholiques] font remarquer que [la Bible], selon toute vraisemblance, est un document incomplet. Il n’existe aucune harmonie ou aucune suite entre ses différentes parties. Elle ne contient aucun code (unique) de commandements, ni aucune liste de doctrines fondamentales. Elle comprend quatre vies du Christ, écrites pour différentes parties de l’Église, impossibles à harmoniser. On trouve ensuite des épîtres adressées à différentes Églises en des circonstances diverses, et conservées (pour autant qu’on peut parler d’accidents) accidentellement. […] Qui plus est, les différents livres n’ont été reçus généralement, comme faisant partie d’un tout, qu’au IVe siècle.[9]

L’argument cherche, bien entendu, à valoriser le rôle de l’Église : c’est elle qui a rassemblé les différents livres en un seul et qui en a défini le « canon ». 

3. Le Tract 85

Un an plus tard, en septembre 1838, Newman réitère et développe ces arguments dans le Tract n° 85, où il reprend ses conférences sur Les Preuves scripturaires des doctrines de l’Église[10]. Il s’agit de démontrer qu’il est tout aussi facile (ou tout aussi difficile) de démontrer, à partir de la Bible, l’existence des principales doctrines du christianisme (Church doctrines) que l’existence, dès les premiers temps du christianisme, d’un corps institué possédant une structure, une hiérarchie, des rites et des sacrements. Par deux fois, il aborde la question de l’inspiration, en insistant sur le fait que nulle part cette qualité n’est revendiquée pour les écrits du Nouveau Testament :

Comment savons-nous que le Nouveau Testament est inspiré ? Est-ce qu’il déclare cela quelque part à son propre sujet ? Nulle part. Comment le savons-nous alors ? Nous le déduisons du fait que la fonction même des Apôtres qui l’ont écrit était de faire connaître la Révélation chrétienne, et du fait que saint Paul déclare que l’Ancien Testament est inspiré.[11]

            Newman reconnaît le danger d’un tel argument. Il est destiné à prouver l’existence, dès le début, de l’Église, en montrant que la Bible ne se suffit pas à elle-même et qu’elle a besoin de l’Église pour sa validation ; mais – comme il le reconnaît lui-même – sa méthode peut conduire à tout mettre en doute, elle constitue un remède destiné « à tuer ou à guérir » (« a kill or cure remedy »). Mais l’aspect le plus intéressant de ce tract se trouve dans l’affirmation du rôle de l’auteur humain des livres constituant l’Écriture. Le passage suivant est typique à cet égard :

De quelle façon l’inspiration est-elle compatible avec l’élément humain qu’on trouve chez ses instruments (that personal agency on the part of its instruments) et dont la composition de la Bible fournit les preuves ? Nous ne le savons pas. Mais une chose est certaine, et c’est celle-ci : bien que la Bible soit inspirée, et donc, dans un certain sens, écrite par Dieu, des parties très importantes, sinon la majeure partie, du texte biblique sont écrites d’une manière aussi libre de toute contrainte, et (apparemment) avec si peu de conscience de la part des instruments humains d’une dictée ou d’une intervention surnaturelles que si Dieu n’avait aucune part dans ce travail. Tout comme Dieu régit la volonté, et pourtant la volonté reste libre – tout comme Il gouverne le monde, et pourtant les hommes le font marcher –, ainsi Dieu a inspiré la Bible, mais des hommes l’ont écrite. Quelles que soient les autres caractéristiques de la Bible, ceci au moins est vrai : nous pouvons parler de l’histoire ou du mode de sa composition, aussi véritablement que dans le cas d’autres livres ; nous pouvons parler d’un but ou d’un objectif chez les auteurs, de l’effet sur eux des circonstances, de leur anxiété, du mal qu’ils se sont donné, de leur volonté d’omettre ou d’inclure certains détails, ou de laisser un récit inachevé, ou de compléter ce que d’autres avaient laissé inachevé. Bien que la Bible soit inspirée, elle possède toutes les caractéristiques qu’on s’attendrait à trouver dans un livre non inspiré – les caractéristiques de dialecte et de style, les effets typiques du temps et de l’espace, de la jeunesse et de la vieillesse, d’un caractère moral et intellectuel ; j’insiste là-dessus, [et pourtant] je n’oublie pas que, malgré sa forme humaine, la Bible procède du Souffle et de l’Esprit de Dieu (has in it the Spirit and the Mind of God) ?[12]

4. Le n° XIII des Sermons universitaires (1840) : l’inadéquation du langage biblique

            Newman possède une conscience aiguë de l’inadéquation du langage théologique quand il s’agit de parler de Dieu. Il semble emprunter aux Pères de l’Église l’idée d’une distinction entre le « signe » (le mot, le concept) et l’objet qu’il désigne. Son insistance sur l’idée du « Mystère » divin participe de ce sens des limites, voire de l’inadéquation du langage : Dieu dépasse de toutes parts notre intelligence, il est infiniment au-delà de notre capacité de le « penser » et de parler de lui. 

Dans le n° XIII des Sermons universitaires, « Raison explicite et raison implicite », prononcé en 1840, il applique cette idée au langage de la Bible. Il va jusqu’à affirmer que l’inspiration biblique est « défectueuse » en raison des limites de l’homme et de son langage :

À ce point de vue, on peut dire sans irrévérence que même les paroles des Livres inspirés sont imparfaites et défectueuses […]. L’inspiration est défectueuse, non pas en elle-même, mais à cause des moyens dont elle use et des êtres humains auxquels elle s’adresse. Elle use du langage humain et s’adresse à l’homme ; or, l’homme ne peut embrasser, ni ses cent langues exprimer, les mystères du monde spirituel, avec tout ce que Dieu y a prévu. 

Il emprunte à saint Jean Chrysostome l’idée de la « condescendance » de Dieu : comme nos capacités de compréhension sont limitées, Dieu, en se révélant, « condescend » à se mettre, pour ainsi dire, à notre niveau. Le texte que je viens de citer continue ainsi : 

Que sont les propos de l’Écriture concernant, par exemple, les lois du gouvernement de Dieu, sa providence, ses délibérations, ses desseins, sa colère et son repentir, sinon un moyen gracieux (a gracious mode) […] adopté par Dieu pour permettre à l’homme de contempler ce qui est bien au-dessus de sa compréhension ? […] Plutôt donc que de nous laisser sans rien savoir, Dieu Tout-puissant a condescendu (has condescended) à nous parler, autant que la pensée humaine et le langage humain le permettent, par des approximations […].[13]

5. Les notes et ébauches de 1861-1863

Ces remarques concernent Newman anglican. Le contexte change avec son entrée dans l’Église catholique. Il est obligé maintenant de prendre en compte l’enseignement de cette Église. Mais cet enseignement prend plusieurs formes :

1)         Il y a, comme précédemment, la question de l’autorité de la Bible. L’Église catholique croit, tout comme les Églises anglicane et protestantes, à l’« inspiration » et à la « canonicité » des Écritures. Mais en même temps, Newman considère que ce problème revêt un aspect moins critique pour les catholiques que pour les « protestants » (ce terme, chez lui, englobe les anglicans aussi). Voici ce qu’il écrit à un correspondant :  

La religion de l’Angleterre dépend, humainement parlant, de la croyance à « la Bible et toute la Bible », etc. […] Or, le problème de l’inspiration plénière de l’Écriture se pose tout particulièrement pour les protestants (is peculiarly a Protestant question), et non pour les catholiques. Bien entendu, nous recevons pieusement (devotedly) la Bible tout entière comme la Parole de Dieu, mais nous la recevons sur l’autorité de l’Église, et l’Église s’est très peu prononcée (has defined very little) concernant la manière dont elle nous vient de Dieu et les limites de son inspiration.[14]

2)         En deuxième lieu, les catholiques doivent prendre en compte l’autorité de la tradition, depuis les premiers Pères de l’Église jusqu’aux théologiens contemporains. Cet enseignement doit faire l’objet d’une attention respectueuse. Mais il n’est en rien obligatoire, surtout là où les théologiens ne sont pas d’accord entre eux !

3)         Enfin, il faut prendre en compte ce que le magistère de l’Église – les conciles œcuméniques et les papes successifs – ont défini être de fide, c’est-à-dire, ce que le catholique doit croire sous peine de cesser d’être catholique. Mais, là encore, il faut qu’il y ait un enseignement clair et précis sur la question qui nous concerne, à savoir celle de l’inspiration. Or, comme nous venons de le voir, selon Newman l’Église a peu défini dans ce domaine.    

Cependant, il faut situer ces notes et ébauches des années 1861-1863 non seulement dans le nouveau contexte constitué par l’Église catholique, mais aussi dans le contexte intellectuel de l’époque et par rapport à deux événements en particulier : 

            –  Le premier était la publication en 1859 de L’Origine des espèces de Charles Darwin (pour une majorité de chrétiens, toutes confessions confondues, les théories de Darwin semblaient mettre en doute avant tout l’historicité des premiers chapitres du Livre de la Genèse).

–  Le deuxième était la publication l’année suivante, en 1860, d’un volume d’essais par sept théologiens anglicans, sous le titre Essays and Reviews

On trouve sans doute un écho des débats suscités par le livre de Darwin dans les premiers mots de l’ébauche d’un essai resté inédit, où Newman déclare : 

L’une des caractéristiques de notre époque est le renouveau de cette collision entre des hommes de science et ceux qui croient en la Révélation, et de cette inquiétude (uneasiness) qui en résulte dans l’esprit du grand public, telles qu’on les trouve dans l’histoire du XVIIe siècle. Galilée suscita alors la jalousie des catholiques en Italie ; et maintenant en Angleterre, la partie religieuse de la population, qu’elle soit catholique ou non, est déstabilisée (startled) par les découvertes ou les spéculations des géologues, des biologistes (natural historians) et des linguistes.[15]

            Quant à la publication d’Essays and Reviews, il a suscité une controverse assez violente au sein de l’Église anglicane. Son « libéralisme » fut dénoncé par l’évêque d’Oxford, Samuel Wilberforce. Le livre fut condamné par une réunion d’évêques en 1861, et par un synode de l’Église anglicane trois ans plus tard, en 1864. Là encore la question de l’« inspiration » était – directement ou indirectement – en jeu. Certes, il s’agissait dans Essays and Reviews d’un débat interne à l’anglicanisme. Mais dans l’un et l’autre cas, ces publications avaient donné lieu, inévitablement, chez des catholiques comme dans les autres confessions chrétiennes, à des questions sur la « vérité » de la Bible, sur l’interprétation (ou le statut herméneutique) de celle-ci, et donc nécessairement, par implication, sur la notion d’« inspiration » divine. 

            Newman lui-même ne fut guère troublé par la publication de L’Origine des espèces. Il n’éprouvait pas de difficulté à réconcilier les preuves scientifiques en faveur de l’évolution avec les vérités essentielles de la Bible. Et, avant le premier concile du Vatican en 1870, il ne semble pas avoir considéré personnellement que les avancées de la critique biblique posaient de problèmes théologiques particuliers. Mais, en « pasteur » soucieux du peuple de croyants dont il se sentait responsable, il était pleinement conscient du désarroi créé dans beaucoup d’esprits par ces développements. Il déclarait, dans une lettre adressée en 1872 à H. P. Liddon, disciple et biographe de Pusey :

Il est clair que nous allons devoir débattre de la question de savoir si certains passages de l’Ancien Testament sont, oui ou non, de caractère mythique. C’est l’une des questions les plus graves, et nous ne pouvons consacrer trop de temps à nous y préparer.[16]

Il souhaitait que les catholiques puissent affronter les questions débattues en connaissance de cause, avec courage et avec une totale honnêteté intellectuelle. D’où le projet d’un livre ou d’un long essai consacré à la question de l’inspiration, afin de les aider dans cette tâche. Hélas, plusieurs tentatives, en 1861 et 1863, pour rédiger un tel livre ou essai tournèrent court, Newman n’ayant pas réussi (comme avec d’autres projets) à réaliser ce projet à sa propre satisfaction[17]

Dans ses notes et ébauches, il passe en revue les opinions d’un très grand nombre de théologiens tout au long des siècles. Sa documentation est impressionnante. Il note qu’au cours des trois siècles précédents, il y a eu une tendance grandissante chez les théologiens à « abandonner la doctrine de l’inspiration verbale » – c’est-à-dire l’idée que Dieu « dicte » chaque mot de la Bible à des hommes qui ne sont que des instruments inertes.  Beaucoup plus que dans ses écrits des années 1830 et 1840, il se penche ici sur la manière dont l’inspiration « fonctionne », pour ainsi dire, chez les auteurs bibliques : « Nous devons prendre en considération, dit-il, non seulement ce que disent les auteurs sacrés, mais de quelle manière ils le disent »[18]. Plus encore que dans le Tract 85, il réfléchit ici sur le rôle de l’auteur humain :

La Bible possède deux aspects : elle est à la fois l’œuvre de Dieu et l’œuvre de l’homme. En tant que l’œuvre de Dieu, s’y trouve consignée une vérité surnaturelle […] en tant que l’œuvre de l’homme, elle contient accidentellement, parfois nécessairement, bien des propos d’un ordre purement naturel, humain, non religieux. En tant que l’œuvre de Dieu, destinée à enseigner des vérités surnaturelles, l’Écriture est partout, du début à la fin, le fruit de l’inspiration, si bien qu’on peut la dire dans ce sens dictée par l’Esprit Saint. […] D’autre part, elle est aussi le produit d’une écriture humaine, et dans ce deuxième sens elle se rapporte simplement à des faits humains ou à des doctrines humaines, que celles-ci soient profanes ou scientifiques, et possède exactement la même autorité que n’importe quel autre livre écrit dans les mêmes circonstances […].[19]

Il revient de nombreuses fois, aussi, sur les variations de style des livres bibliques :

Les auteurs sacrés sont donc unis (are one) en ceci, que Dieu Tout-puissant les a employés en vue d’une fin surnaturelle, et les a inspirés et rendus infaillibles dans leurs discours et leurs écrits en toutes choses qui se rapportent à cette fin ; mais à bien d’autres égards, sinon à tous les autres égards, ils diffèrent. Ils écrivent dans un langage humain, et dans diverses langues, dans divers styles, certains dans une langue à peine correcte grammaticalement, d’autres dans une langue correcte et élégante. L’un possède davantage de délicatesse ou de raffinement qu’un autre ; l’un fait montre de davantage de connaissances profanes qu’un autre. Aucun n’est un homme de science, ou un critique, ou un astronome.[20]

Il déclare que son étude des conflits théologiques du passé lui a appris que 

l’Écriture n’est pas inspirée en vue en vue de communiquer des connaissances purement profanes, que celles-ci concernent le ciel, ou la terre, ou la race des hommes ; et […] je n’ai rien à craindre pour la Révélation, quelles que soient les vérités nées de l’observation ou de l’expérimentation dans le monde des phénomènes qui nous entourent. [21]

            Newman lance un appel en faveur de la liberté de la recherche historique et scientifique, déclarant son intention de montrer qu’aucun conflit n’existe entre les résultats de cette recherche et les vérités de la Révélation :

Combien peu devons-nous craindre le libre exercice de la raison ! Combien néfaste dans ses conséquences est la suspicion jetée là-dessus par des hommes d’Église ! Combien il est vrai que la Nature et la Révélation ne sont rien d’autre que deux communications distinctes venant de la même Vérité Infinie ![22]

Quant à l’enseignement du magistère concernant la nature de l’inspiration, il souligne avec insistance le fait que l’Église ne s’est jamais prononcée sur la question : « En vérité, rien n’a été défini au sujet de l’inspiration de l’Écriture, et rien non plus sur la fidélité historique de la Bible sur des points mineurs (in smaller points) »[23]. Les définitions proposées par l’Église « expliquent clairement ce qu’est la canonicité de l’Écriture », mais « ne soufflent mot (say not one word) concernant l’inspiration de l’Écriture »[24]. À l’époque où il écrit, la seule mention dans un document conciliaire est en effet celle du concile de Trente, qui déclare que Dieu est « l’Auteur de l’un et l’autre Testament » (Auctor utriusque Testamenti). Newman fait remarquer cependant, à juste titre, que le mot latin auctor ne signifie pas « auteur littéraire » » mais « origine » ou « source », comme chez saint Paul quand il parle de Dieu comme « l’auteur du salut ».  Il fait remarquer aussi que le mot Testamentum signifie ici Dispensation ou Covenant (en français : « Alliance ») et que la formule « l’un et l’autre Testament » visait des groupes de chrétiens qui niaient que c’est le même Dieu qui est à l’œuvre de part et d’autre, dans la Première comme dans la Nouvelle Alliance. 

Enfin, Newman souligne le fait que, puisque l’Église n’a rien défini concernant la nature de l’inspiration, le catholique qui se veut fidèle aux enseignements de l’Église reste libre de ses opinions sur cette question.  

6. Les deux essais de 1884

La situation devait changer, cependant, avec le premier concile du Vatican en 1870. Là où le concile de Trente semblait avoir voulu laisser ouvertes un certain nombre de questions, Vatican I semblait au contraire vouloir « clore » le débat. Il semblait à beaucoup que le concile voulait limiter la liberté de pensée et de recherche des catholiques, en proposant une conception de l’« inspiration » biblique beaucoup plus précise, et surtout plus restrictive, que son prédécesseur. 

            Dans sa constitution dogmatique Dei Filius, le concile parlait des livres de la Bible comme ayant été écrits « sous la dictée de l’Esprit Saint » (Spiritu sancto dictante), il affirmait que ces mêmes livres avaient « Dieu pour auteur » (Deum habent auctorem), et condamnait formellement par un anathème tous ceux qui niaient que « les livres de la Sainte Écriture […] soient divinement inspirés ». Le concile semblait donc, aux yeux de Newman, adopter une position en conflit avec les découvertes et conclusions de la critique biblique moderne, donnant même l’apparence de vouloir lancer un défi aux chercheurs. 

Tout cela suscita chez lui le désir d’« aider les fils religieux de l’Église qui sont engagés dans le domaine de la critique biblique et ses études apparentées, et qui éprouvent une crainte consciencieuse à l’égard de la règle de foi »[25]. C’est ce désir qui le poussa a écrire deux essais publiés en 1884.

            Pourtant, pourquoi avoir attendu quatorze ans après la fin du concile pour se prononcer publiquement sur ces questions ? Encore une fois, il semble que ce soit un événement contemporain qui poussa Newman à reprendre la plume : l’année précédente, en 1883, avait paru les Souvenirs d’enfance et de jeunesse d’Ernest Renan, où Renan raconte, avec une certaine complaisance, comment il avait perdu la foi au contact de la « science ». 

Que sont les arguments de Newman ? Je les résume schématiquement :

            – Il continue d’affirmer que c’est l’Église qui est, pour le catholique, la seule autorité ultime quant à l’interprétation de l’Ecriture.

            – Il continue d’insister sur le fait que le catholique est obligé, en conscience, de croire tout ce qui a été défini comme étant de fide

            –  Cependant, les véritables questions restent, après comme avant le concile : qu’est-ce que l’Église a défini comme étant de fide, et que signifient ses définitions ?  

            –  Il continue d’affirmer que l’inspiration de la Bible ne porte que sur la foi et les mœurs : « le concile de Trente insiste, par quatre fois, que l’enseignement inspiré porte sur “la foi et la morale” »[26].

            –  Il ajoute que, bien qu’un concile œcuménique puisse compléter l’œuvre d’un concile précédent, il ne peut pas le contredire. Donc, l’enseignement de Trente reste en vigueur et n’a pas été abrogé par Vatican I. 

            –  Il se permet même une certaine ironie concernant la question :

Et il semble même indigne de la Grandeur Divine, que le Tout-puissant, dans sa révélation de Lui-même, ait accepté de remplir des devoirs purement séculiers, et qu’il ait accepté d’assumer les fonctions de narrateur, ou d’historien, ou de géographe, sauf là où les questions séculières portent directement sur la vérité révélée.[27]

            –  Enfin, à la question : « sont-ce les livres ou les auteurs qui sont inspirés ? », il répond :

Tous les deux. Le concile de Trente dit les auteurs […] le Vatican dit les livres […]. Les livres sont inspirés parce que les auteurs furent inspirés à les écrire. Ils ne sont pas des livres inspirés, à moins qu’ils aient été écrits par des hommes inspirés […]. Il y a toujours eu deux esprits (two minds) impliqués dans le processus de l’inspiration, un Auctor divin, et un Scriptorhumain ; et plusieurs conséquences importantes découlent de cette situation.[28]

Quelles sont ces conséquences ? Newman en énumère cinq :

            –  Si le texte est le fruit d’une coopération entre un esprit divin et un esprit humain, il n’est pas surprenant d’y trouver souvent un double sens.

            –  Il n’est pas nécessaire que des hommes inspirés, au moment même où ils parlent sous l’effet de l’inspiration, soient conscients d’être visités par l’Esprit divin. 

            –  Nous n’avons aucune raison d’être surpris de découvrir qu’un livre canonique peut être composé à partir dedocuments préexistants ; et il n’est pas contraire à la foi de le croire. 

            – Il importe peu qu’un livre, comme celui d’Isaïe, soit l’œuvre d’un ou de plusieurs auteurs.[29]

            –  Enfin, il n’est pas surprenant de trouver dans des livres de la Bible mention de faits et d’objets apparemment banals, auxquels on ne peut guère trouver un sens religieux (Newman cite l’exemple du manteau de saint Paul laissé à Troas, dont il est question dans la 2e lettre à Timothée) :  tout cela montre bien la dimension humaine et contingente de l’œuvre. 

Quelques conclusions

Les idées exprimées par Newman dans ses deux essais de 1884 firent l’objet d’une dénonciation virulente dans certains milieux catholiques ultraconservateurs, notamment par un professeur de séminaire irlandais qui, peu de temps après, fut nommé évêque !  En conséquence, dans des manuels de théologie utilisés dans des séminaires les idées de Newman sur l’inspiration biblique ont été longtemps considérées comme hérétiques, voire comme entachée de « modernisme » avant l’heure. Malgré le prestige de son cardinalat, et bien que, au plus fort de la crise moderniste, le pape Pie X l’ait lavé de tout soupçon de « modernisme », il semble que des soupçons aient continué à peser sur lui dans certains milieux catholiques, et même dans des bureaux romains, jusqu’à la veille du concile Vatican II.  

            Et puis vint – heureusement ! – Vatican II. Sans vouloir voir Newman partout présent dans les coulisses du concile, on peut au moins affirmer sans hésitation que la Constitution dogmatique sur la Révélation divine, « Dei Verbum », rejoint presque entièrement sa pensée et la justifie pleinement. Voici quelques exemples d’une concordance entre la pensée de Newman et celle du concile :

1. Le rôle de l’auteur humain dans la composition des livres bibliques

            Dans Dei Verbum, le concile déclare catégoriquement :

Pour composer ces livres sacrés, Dieu a choisi des hommes auxquels il a eu recours dans le plein usage de leurs facultés et de leurs moyens, pour que, lui-même agissant en eux et par eux, ils missent par écrit, en vrais auteurs, tout ce qui était conforme à son désir, et cela seulement.[30]

2. L’importance des « genres littéraires »

            Dans le même document, le concile déclare également :

Pour découvrir l’intention des hagiographes [= auteurs sacrés], on doit, entre autres choses, considérer aussi les « genres littéraires ». Car c’est de façon bien différente que la vérité se propose et s’exprime en des textes diversement historiques, ou prophétiques, ou poétiques, ou même en d’autres genres d’expression. Il faut, en conséquence, que l’interprète cherche le sens que l’hagiographe, en des circonstances déterminées, dans les conditions de son temps et de sa culture, employant les genres littéraires alors en usage, entendait exprimer et a, de fait, exprimé. En effet, pour vraiment découvrir ce que l’auteur sacré a voulu affirmer par écrit, il faut faire minutieusement attention soit aux manières natives de sentir, de parler ou de raconter courantes au temps de l’hagiographe, soit à celles qu’on utilisait à cette époque dans les rapports humains.[31]

Si Newman ne parle pas des « genres littéraires » comme tels, c’est sans doute parce que le concept était alors peu courant. C’est surtout au cours du XXe siècle que cette forme de critique s’est développée. Mais tous les éléments des analyses effectuées par les exégètes du XXe siècle sont largement présents, comme nous avons pu le voir, chez lui. Vu la finesse de sa sensibilité littéraire alliée à son intelligence critique, il n’y a là rien de surprenant.  

3. La Bible comme « sacrement » 

Le catholique, dit Newman, ne doit jamais oublier que, puisque l’inspiration est d’origine divine, ce qu’il a entre les mains est dans un vrai sens la Parole de Dieu, qui, « en raison de la difficulté de déterminer la ligne de démarcation entre ce qui est humain et ce qui est divin, ne peut pas être placé au même niveau que d’autres livres, comme c’est la mode aujourd’hui, mais possède le caractère (the nature) d’un Sacrement, qui est intérieur et extérieur, et d’un canal (a channel) de la grâce surnaturelle »[32]

Ne trouvons-nous pas ici comme une anticipation de l’enseignement de Vatican II sur la « sacramentalité » des « deux Tables » : la « Table de la Parole » et la « Table de l’Eucharistie ». 

4. Un exemple d’une union parfaite entre intelligence critique et fidélité à l’enseignement de l’Église 

À aucun moment de sa vie, Newman n’a voulu, semble-t-il, rejeter les découvertes de la science – qu’il s’agisse de la science historique, des sciences physiques ou des sciences naturelles – en raison d’un a priori religieux. Il fait preuve d’une ouverture d’esprit et d’une honnêteté intellectuelle admirables, qualités qu’il cherche à faire partager aux chrétiens, et en particulier aux catholiques, de son époque. 

En même temps, il reste d’une fidélité sans faille à l’Église (ce qui ne l’empêche pas parfois, en privé, de la critiquer – mais c’est toujours en privé). Ce qui frappe chez lui, en effet, c’est l’union de cette fidélité sans faille à l’Église, et de l’exercice d’une intelligence critique. Ni intelligence critique toute seule (pouvant conduire à un esprit de contestation), ni soumission servile et refus de l’intelligence : Newman nous montre un exemple parfait d’équilibre humain, théologique et spirituel.

5. Nature et grâce

Maintes et maintes fois dans son œuvre, Newman se bat pour faire reconnaître un rapport équilibré entre la nature et la grâce, entre l’humain et le divin. Il reprend à son compte l’enseignement traditionnel de l’Église exprimé dans la formule gratia perfecit naturam : la grâce ne supprime ni ne détruit la nature mais, en la pénétrant de l’intérieur, la transforme et la porte à sa perfection.  

Sa réflexion sur la nature de l’inspiration biblique ne se situe-t-elle pas dans cette perspective, puisque pour lui l’inspiration divine, le « souffle » de l’Esprit, est reçu(e) dans un être humain particulier, et travaille par ou à travers lui, en respectant son humanité tout en s’en servant pour accomplir un dessein divin ? 


[1] Letters and Diaries of John Henry Newman, Edited at the Birmingham Oratory by C. S. Dessain et al., 32 volumes, Oxford, Clarendon Press & Londres, Nelson, 1961-2007. 

[2] Lectures on the Scripture Proof of the Doctrines of the ChurchTract n° 85, sept. 1838. Republié sous le titre «Holy Scripture in its Relation to the Catholic Creed » in Discussions and Arguments on Various Subjects, 1872, p. 109-253. 

[3] The Theological Papers of John Henry Newman on Biblical Inspiration and on Infallibility, Edited by J. Derek Holmes, Oxford, Clarendon Press, 1979, 170 p.

[4] John Henry Newman, On the Inspiration of Scripture, Edited by J. Derek Holmes and Robert Murray S.J., Washington D.C., Corpus Books, 1967, 153 p. 

[5] Comme avec d’autres mots du grec et du latin classiques, cependant, le christianisme donne un sens nouveau et beaucoup plus riche à ces termes. Ils seront adoptés dans le vocabulaire chrétien des premiers siècles pour parler de l’Esprit Saint (Pneuma ou Spiritus) : ce qui donne, en français moderne, le mot « spiritualité ». D’un point de vue étymologique et historique, tout au moins, parler d’une « spiritualité » qui n’est pas liée, d’une manière ou d’une autre, à l’Esprit Saint est un non-sens.  

[6] Le mot « canon » vient du grec kanon qui veut dire, à l’origine, un roseau utilisé comme instrument de mesure. Par extension le mot en est venu à exprimer l’idée de règle ou de norme (ce qui est normatif). Tous les sens du mot « canon » ont cette même origine : le canon qui tire des obus, le canon d’un fusil, et même le « petit canon » qu’on boit ! Dans chaque cas le mot exprime l’idée d’une mesure strictement réglementée, correspondant à une norme.  

[7] “There is nothing, for example, to prevent my considering the Canticles erroneously inserted in the Jewish canon, and yet the Jewish religion true. […] There is every difference between thinking the books not inspired or corrupted and interpolated, and the religion false.” (Lettre du 25 août 1825 à Charles Robert Newman, Letters and Diaries of John Henry Newman, I, p. 254.)

[8] “the New Testament is not Christianity, but the record of Christianity” (ibid.).

[9] “They observe it is but an incomplete document on the very face of it. There is no harmony or consistency in its parts. There is no code of commandments, no list of fundamentals. It comprises four lives of Christ, written for different portions of the Church, and not tending to make up one whole. Then follow epistles written to particular Churches on particular occasions, and preserved (as far as there can be accident in the world) accidently. […] Nor were [all the books] generally received as one volume till the fourth century.” (The Via Media of the Anglican Church, I, p. 281-282)

[10] Lectures on the Scripture Proof of the Doctrines of the ChurchTract n° 85, sept. 1838. Publié dans Discussions and Arguments on Various Subjects, 1872, p. 109-253, sous le titre “Holy Scripture in its Relation to the Catholic Creed”

[11] “Again: how de we know that the New Testament is inspired ? does it anywhere declare this of itself? nowhere; how, then, do we know it? we infer it from the circumstances that the  very office of the Apostles who wrote it was to publish the Christian Revelation, and from the old Testament being said by St. Paul to be inspired” (Discussions and Arguments, p. 123)

[12] “In what way inspiration is compatible with that personal agency on the part of its instruments, which the composition of the Bible evidences, we know not; but if anything is certain, it is this, – that, though the Bible is inspired, and therefore, in one sense, written by God, yet very large portions of it, if not far the greater part of it, are written in as free and unconstrained a manner, and (apparently) with as little apparent consciousness of a supernatural dictation or restraint, on the part of His earthly instruments, as if He had had no share in the work. As God rules the will, yet the will is free, – as He rules the course of the world, yet men conduct it, – so He has inspired the Bible, yet men have written it. Whatever else is true about it, this is true, that we may speak of the history or the mode of its composition, as truly as of that of other books; we may speak of its writers having an object in view, being influenced by circumstances, being anxious, taking pains, purposely omitting or introducing matters, leaving things incomplete, or supplying what others had so left. Though the Bible be inspired, it has all such characteristics as might attach to a book uninspired, – the characteristics of dialect and style, the distinct effects of times and places, youth and age, of moral and intellectual character; and I insist on this, lest in what I am going to say, I seem to forget (what I do not forget), that in spite of its human form, it has in it the Spirit and the Mind of God.” (Discussions and Arguments p. 145-146.) 

[13] Sermons universitaires, DDB, Textes Newmaniens I / Ad Solem, Écrits Newmaniens 2007, sermon n° XIII, « Raison implicite et raison explicite », § 23, p. 289-290. (Traduction légèrement modifiée.)

[14] Lettre du 24 mars 1861 à Malcolm MacColl, Letters and Diaries, XIX, p. 488.

[15] “One of the characteristics of the day is the renewal of that collision between men of science and believers in Revelation, and of that uneasiness in the public mind as to its results, which are found in the history of the 17th century. Then Galileo raised the jealousy of Catholics in Italy; and now in England, the religious portion of the community, Catholics or not, is startled at the discoveries or speculations of geologists, natural historians and linguists.” (“Newman’s Revised Introduction, 1861” in The Theological Papers of John Henry Newman on Biblical Inspiration and on Infallibility, p. 28)

[16] “It is clear we shall have to discus the question whether certain passages of the Old Testament are or are not mythical. It is one of the gravest of questions, and we cannot spend too much time preparing for it.” (Lettre du 18 avril 1872, Letters and Diaries, XXVI, p. 66. 

[17] Voir les cinq ébauches sur différents aspects de ces questions publiées par J. Derek Holmes in The Theological Papers of John Henry Newman on Biblical Inspiration and on Infallibility, p. 1-98. 

[18] “We must consider, not only what the Sacred Writers say, but in what manner they say it” (ibid., p. 8). 

[19] “The Bible has two aspects; it is both the work of God, and the work of man. As the work of God it is the record of supernatural truth […]; as the work of man it accidentally, sometimes necessarily, contains much statement of a natural, human, secular kind. As the work of God, teaching supernatural truth, the Scriptures proceed from inspiration throughout, from beginning to end, and they may in such sense be said to be dictated by the Holy Ghost. […] On the other hand they are also the writing of man, and in this second aspect they relate to mere human facts or doctrines, whether secular or scientific, and  have just that authority which any other book would have, written under the same circumstances […].” (Ibid., p. 20)

[20] “The sacred writers then are one as far as this, that Almighty God has employed them for a supernatural object, and has inspired them and made them infallible in their speeches and writings in all things which bear upon it; but in many, or all other respects they differ. They write in human language, and various languages, in various styles, some hardly grammatical, others correct and elegant. One has more delicacy or refinement of intellect than another; one shows more secular learning than others. None of them are men of science, or critics, or astronomers.” (Ibid., p. 24.)  

[21] “Scripture is not intended to convey mere secular knowledge, whether about the heavens, or the earth, or the race of men ; and […] I need not fear for Revelation, whatever truths may be brought to light by means of observation or experience out of the world of phenomena which environ us.” (Ibid., p. 29)

[22] “How little then need we fear from the free exercise of reason! How injurious is the suspicion entertained of it by religious men! How true it is that Nature and Revelation are nothing but two separate communications from the same Infinite Truth!” (Ibid., p. 31) 

[23] Ibid., p. 12. 

[24] Ibid., p. 39-40. 

[25] “[…] my especial interest in the inquiry is from my desire to assist those religious sons of the Church who are engaged in Biblical criticism and its attendant studies, and have a conscientious fear for the rule of faith” (John Henry Newman, On the Inspiration of Scripture, Edited by J. Derek Holmes and Robert Murray, S.J., Washington D.C, Corpus Books, 1967, p. 106).

[26] Ibid., p. 109. 

[27] “And it  seems unworthy of Divine Greatness, that the Almighty should, in His revelation of Himself to us, undertake mere secular duties, and assume the office of a narrator, as such, or an historian, or geographer, except so far as the secular matters bear directly upon the revealed truth” (ibid., p. 108). 

[28] “Are the books or the writers inspired?  I answer, Both. The Council of Trent says the writers […] the Vatican says the books […]. The books are inspired because the writers were inspired to write them. They are not inspired books, unless they came from inspired men […]. There have always been two minds in the process of inspiration, a divine Auctor, and a  human Scriptor; and various important consequences follow from this appointment” (ibid., p. 115).

[29] Tous les exégètes reconnaissent aujourd’hui que le livre d’Isaïe est une œuvre composite, écrite par plusieurs auteurs sur une période de deux ou trois siècles. Mais pendant longtemps il était interdit aux biblistes catholiques d’exprimer cette idée ! 

[30] Dei Verbum, chapitre III : « L’inspiration de la Sainte Écriture et son inspiration », §11 « Inspiration et vérité de la Sainte Écriture ». 

[31] Ibid., §12. « Comment interpréter l’Écriture ». 

[32] On the Inspiration of Scripture, p. 114.