ESTHÉTIQUE ET SAINTETÉ : LE THÈME DE « LA BEAUTÉ DE LA SAINTETÉ »

Keith BEAUMONT

Études  newmaniennes n° 27 (2011)

Le point de départ de cet exposé a été un sentiment d’émerveillement devant la récurrence chez Newman d’une formule qu’il a trouvée d’une part dans la King James Version de la Bible (dont nous fêterons en 2011 le quatrième centenaire de la publication[1]), qui était la traduction universellement employée à son époque dans le monde anglican et protestant de langue anglaise, et d’autre part dans la tradition liturgique des Psaumes intégrée au Book of Common Prayer, que Newman lui-même pratiquait également. Cette formule est the beauty of holiness, « la beauté de la sainteté ». 

            Cette expression se trouve quatre fois (ou cinq fois, si l’on compte le pluriel beauties) dans la King James Bible. On ne la trouve pas, en revanche, dans les traductions françaises de la Bible les plus courantes aujourd’hui. Comment expliquer ce décalage ? S’agirait-il, dans le cas de la King James Bible, d’une traduction peu exacte, nos traductions françaises modernes étant plus fidèles à l’original hébreu ? Ou est-ce que nos traductions modernes escamotent ou masquent un aspect important de la pensée des auteurs bibliques qui aurait été mieux perçu par les traducteurs des XVIe-XVIIe siècles et par Newman ?  

Quoi qu’il en soit, cette formule a manifestement frappé Newman. Je l’ai trouvée non moins de 11 fois dans ses écrits. Puis j’ai trouvé un nombre encore plus important de passages où, en l’absence de la formule elle-même, les deux mots de « beauté » (beauty) et de « sainteté » (holiness) sont étroitement associés. Enfin, j’ai cherché des termes apparentés aux deux mots « beauté » et « sainteté », qui viennent enrichir le champ sémantique auquel ils appartiennent[2]. Leur nombre ne laisse pas d’impressionner. 

            Tout cela nous dit quelque chose, me semble-t-il, de la sensibilité religieuse de Newman. Plus spécifiquement encore, cela nous dit quelque chose de sa vision de Dieu, et de sa propre conception de la sainteté

1. Les Sources de la pensée de Newman

            On trouve trois sources de la pensée de Newman à cet égard : les sources bibliques ; les sources patristiques ; et sa propre sensibilité esthétique.

(1) Les textes bibliques fondateurs

            Je vais citer, en anglais, quelques textes bibliques et liturgiques trouvés par Newman dans la King James Version (KJV) de la Bible ou dans le Psautier du Book of Common Prayer (BCP), suivis de la traduction française qui se trouve dans la Bible de Jérusalem (BJ), dans la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB), ou éventuellement dans la traduction œcuménique du Psautier (Psaut.) :

  • 1 Ch 16, 29 : « worship the Lord in the beauty of holiness » (KJV). Cf. « adorez Yahvé dans son parvis de sainteté » (BJ) ; « prosternez-vous devant le Seigneur quand éclate sa sainteté » (TOB). 
  • 2 Ch 20, 21 : « he appointed singers unto the Lord, that they should praise the beauty of holiness » (KJV). Cf. « les chantres de Yahvé qui le louaient, vêtus d’ornements sacrés, en disant : “Louez Yahvé, car éternel est son amour” » (BJ) ; « … en célébrant le Seigneur, en louant sa sainte majesté » (TOB). 
  • Ps 29, 2 : « worship the Lord in the beauty of holiness » (KJV). Cf. « adorez Yahvé dans son éclat de sainteté » (BJ) ; « Prosternez-vous devant le Seigneur, quand éclate sa sainteté ! » (TOB) ; « adorez le Seigneur, éblouissant de sainteté » (Psaut.). 
  • Ps 96, 9 : « O worship the Lord in the beauty of holiness »  (KJV). Cf. « adorez Yahvé dans son éclat de sainteté » (BJ) ; « prosternez-vous devant le Seigneur, quand éclate sa sainteté ! » (TOB) ; « adorez le Seigneur, éblouissant de sainteté » (Psaut.). 
  • Ps 110, 3 : « in the day of thy power, in the beauties of holiness » (KJV). Cf. « les honneurs sacrés dès le sein, dès l’aurore de ta jeunesse » (BJ) ; « le jour où paraît ta force. Avec une sainte splendeur… » (TOB) ; « Le jour où paraît ta puissance, tu es prince, éblouissant de sainteté » (Psaut.). 

La version du premier et du troisième de ces trois derniers textes est légèrement différente dans le Psautier du Book of Common Prayer ; elle est identique pour le second :

  • Ps 29, 2 : « Give the Lord the honour due unto his name : worship the Lord with holy worship. »
  • Ps 96, 9 : « O worship the Lord in the beauty of holiness : let the whole earth stand in awe of him.  »  
  • Ps 110, 3 : « In the day of thy power shall the people offer thee free-will offerings with an holy worship.  »  

(2) Les Sources patristiques

            Plusieurs des Pères de l’Église développent le thème de Dieu comme la « Beauté » suprême ou absolue, et comme la source de toute beauté. Il y a sans doute là une certaine influence du platonisme (le Bien, le Beau et le Vrai). Mais il s’agit dans ce cas-là d’un « platonisme » fortement christianisé. C’est le Dieu Créateur qui est la « Beauté » suprême et la source de toute beauté. Et l’homme peut percevoir, à travers la beauté du monde créé, quelque chose du Créateur et de sa beauté à lui. Deux exemples suffiront pour illustrer ce thème :  

Saint Hilaire de Poitiers (v. 315-367) exprime dans son traité De Trinitate l’idée que le Créateur se dévoile dans la beauté de ses créatures. Il cite à cet effet le Livre de la Sagesse – « Le Créateur se dévoile, par analogie, dans la beauté de ses créatures » (Sg 13,5) – avant d’affirmer que 

[L]e ciel et l’air sont beaux, la terre et la mer sont belles. L’univers doit à la grâce divine le nom de « cosmos » que lui ont donné les Grecs et qui signifie « parure ». […] Le maître de la beauté créée ne doit-il pas nécessairement être la beauté de toute beauté ?[3] 

            Un siècle plus tard, le Pseudo-Denys voit dans la « Beauté » de Dieu la source de tout amour et de toute amitié :       

C’est cette Beauté [de Dieu] qui produit toute amitié, toute communion. C’est cette Beauté qui […] meut tous les êtres et les conserve en leur donnant l’amoureux désir de leur propre beauté. […] ainsi le Beau véritable se confond avec le Bien car, quel que soit le motif qui meut les êtres, c’est toujours vers le Beau-et-Bien qu’ils tendent, et il n’est rien qui n’ait part au Beau-et-Bien […]. C’est grâce à lui […] qu’à sa manière propre tout communie à tout, que les êtres s’aiment sans se perdre les uns dans les autres, que tout s’harmonise, que les parties s’accordent au sein du tout […].[4]

(3)  La Sensibilité esthétique de Newman lui-même

            Newman possède un sens esthétique très fin et très aigu. Il est sensible à la beauté de la nature. À la beauté de la musique. À la beauté d’un visage ou d’un caractère. 

            Par exemple, dans un passage de sa correspondance souvent cité, il décrit la brillance des couleurs des paysages du Devon lors d’une visite chez son ami Hurrell Froude. On retrouve cette même sensibilité exprimée quelques années plus tard dans ses descriptions de la beauté sauvage des paysages de la Sicile qui l’ont tant attiré et séduit. Quant à la musique, rappelons-nous son amour passionné du violon, dont la musique avait le pouvoir de l’émouvoir jusqu’aux larmes. 

            Mais Newman est sensible aussi à la beauté du monde invisible, comme l’illustre son magnifique sermon anglican sur ce sujet :

[E]n dépit de ce monde universel que nous voyons, il y a un autre monde, tout aussi vaste et tout aussi proche, et beaucoup plus merveilleux […]. 

Méditons sur ce point, mes frères, surtout en ce printemps, quand la nature tout entière est si riche et si belle. Une fois par an seulement, mais au moins une fois, le monde visible dévoile ses forces cachées et d’une certaine manière se manifeste. […] Ainsi en est-il du printemps de l’éternité, que tous les chrétiens attendent.[5]

             Il est très sensible aussi à la beauté de la liturgie – c’est une des choses qui vont le séduire dans le catholicisme, quand il va enfin découvrir sa liturgie. En revanche, il n’y a chez lui aucun esthétisme, ou amour de la liturgie pour elle-même : il se moque férocement dans son roman Loss and Gain (1848) des jeunes esthètes qui, dans le sillage du Mouvement d’Oxford, s’enthousiasment pour les complexités du rituel, pour la beauté des chants, pour les vêtements liturgiques très ornés, ou  pour l’architecture des églises, lorsque tout cela constitue une fin en soi. À ses yeux, la beauté sans la sainteté est dénuée de valeur. Ainsi affirme-t-il dans un sermon de 1848 ou 1849 : 

Pourquoi les aveugles ne voient-ils pas le soleil ? parce qu’ils n’ont pas d’yeux. De manière analogue, il est vain de discourir sur la beauté, la sainteté, la sublimité de la doctrine et du culte catholiques, là où les hommes manquent de la foi nécessaire pour en reconnaître l’origine divine.[6]

2. Les occurrences de la formule « the beauty of holiness » dans l’œuvre de Newman 

            Dans un deuxième temps, je propose de recenser rapidement les principales occurrences de la formule the beauty of holiness dans l’œuvre de Newman. Je citerai d’abord les exemples tirés des sermons anglicans, puis d’autres occurrences dans un ordre à peu près chronologique. (Les citations doivent être, bien entendu, en anglais, mais une traduction française sera donnée dans les notes en bas de page.)

J’ai trouvé 11 occurrences de cette formule : 

Now, to adorn the worship of God our Saviour, to make the beauty of holiness visible, to bring offerings to the Sanctuary, to be curious in architecture, and reverent in ceremonies, – all this external religion is a sort of profession and confession; it is nothing but what is natural, nothing but what is consistent, in those who are cultivating the life of religion within. It is most unbecoming, most offensive, in those who are not religious; but most becoming, most necessary, in those who are so.[7]

 « O come, let us worship, and fall down, and kneel before the Lord our Maker. » « O magnify the Lord our God, and fall down before His footstool, for He is Holy. »  « O worship the Lord in the beauty of holiness; bring presents, and come into His courts. » [8]

Let us pray God to give us all graces; and while, in the first place, we pray that He would make us holy, really holy, let us also pray Him to give us the beauty of holiness, which consists in tender and eager affection towards our Lord and Saviour: which is, in the case of the Christian, what beauty of person is to the outward man, so that through God’s mercy our souls may have, not strength and health only, but a sort of bloom and comeliness; and that as we grow older in body, we may, year by year, grow more youthful in spirit.[9]

If you urge how great a gift it is to be at peace with God, or of the arduousness and yet desirableness of perfection, or the beauty of saintliness, or the dangerousness of the world […].[10]

Christ and His Saints are alike destitute of form or comeliness in the eyes of the world, and it is only as we labour to change our nature, through God’s help, and to serve Him truly, that we begin to discern the beauty of holiness.[11] 

[The imperfections of the Church of England] will but lead us to confess that she is in a measure in that position which we fully ascribe to her Latin sister, in captivity; and they will make us understand and duly use the prayers of our wisest doctors and rulers, such as Bishop Andrewes, that GOD would please to « look down upon His holy Catholic and Apostolic Church, in her captivity; to visit her once more with His salvation, and to bring her out to serve Him in the beauty of holiness ».[12]

If the object of Rome be to teach moral Truth in its highest and purest form, like a prophet or philosopher, intent upon it more than upon those whom she addresses, and by the very beauty of holiness, and the unconscious rhetoric of her own earnestness, drawing up souls to her, rather than by any elaborate device, certainly she has failed in that end […].[13]

They [the Apostles] won over the affectionate and gentle by the beauty of holiness, and the embodied mercies of Christ as seen in the ministrations and ordinances of His Church.[14]

And hence in the prophecies of the book of Isaiah the willingness of the kings of the earth to humble themselves to the Church, is noted as a special characteristic of the spread of the Church. They are overcome by the beauty of holiness, and they yield freely.[15]

Also I say, in the same paper, « Rome has robbed us of high principles which she has retained herself, though in a corrupt state. When we left her, she suffered us not to go in the beauty of holiness; we left our garments and fled ».[16]

The [Spiritual] Exercises [of St Ignatius] are directed to the removal of obstacles in the way of the soul’s receiving and profiting by the gifts of God. They undertake to effect this in three ways; by removing all objects of this world, and, as it were, bringing the soul « into the solitude where God may speak to its heart » ; next, by setting before it the ultimate end of man, and its own deviations from it, the beauty of holiness, and the pattern of Christ ; and, lastly, by giving rules for its correction.[17]

3.  D’autres exemples de l’association entre eux des deux mots « beauté » et « sainteté » 

            En dehors de la formule « la beauté de la sainteté » elle-même, les deux mots « beauté » et de « sainteté » reviennent très souvent sous la plume de Newman étroitement associés l’un à l’autre. Ils se trouvent appliqués à quatre objets en particulier :

  • la qualité de vie exigée du chrétien
  • L’Église
  • La Sainte Vierge Marie
  • Et surtout – de loin la catégorie la plus nombreuse – Dieu.

Voici quelques exemples de ces différents emplois ; comme il s’agit de passages courts, je n’ai pas cru nécessaire d’en donner une traduction : 

1)  Le chrétien, disciple du Christ

  • His branches shall spread, and his beauty shall be as the olive-tree […] the pleasures of holiness are far more pleasant to the holy, than the pleasures […].[18]
  • Here, first, is to be taken into account the natural beauty and majesty of virtue, […] of the existence in the world of severeholiness and truth […].[19]
  • And further, this new state is one of « righteousness and true holiness », […] its purity, its sweetness, its radiance, its beauty, its majesty […].[20]
  • God loves holiness, and therefore, as became a good and kind Father […] could rise to the majesty and beauty of what is perfect […]. »[21]

2)  L’Église

  • […] in God’s purpose to adorn the Church’s paradise with beauty and sweetness […]. Perhaps the reason why the standard of holiness among us is so low […].[22]
  • […] truth and holiness draw disciples around them ; the Church is […] in keeping with the rest of the work, for beauty and richness of design […].[23]

3)  La Vierge Marie

  • Who can estimate the holiness and perfection of her, who was chosen to be the Mother of Christ? […] If to him that hath, more is given, and holiness and Divine favour go together […] what must have been the transcendent purity of her, whom the Creator Spirit condescended to overshadow with His miraculous presence? […] Had the blessed Mary been more fully disclosed to us in the heavenly beauty and sweetness of the spirit within her […].[24]
  • She is « the mother of life, of beauty, of majesty, the morning star », the « all undefiled mother of holiness ».[25]

4)   Dieu

  • That beauty and delicacy of thought […] which tells us of a God of justice and holiness […].[26]
  • […] to behold the fair beauty of the Lord, and to visit his Temple […] and bring forth good in holiness and constancy of obedience […].[27]
  • thine eyes shall see the King in His beauty […] see « without holiness », none but the pure in heart […].[28]  
  • Thine eyes shall see the King in his beauty: they shall behold the land that […] flesh and spirit, perfecting holiness in the fear of God […].[29]
  • Only God’s glories, His perfections, His holiness, His majesty, His beauty, can teach us by the contrast how to think of sin […].[30]
  • His mercy […].[32]
  • Deus sanctus, give me holiness; Deus fortis, give me strength  Deus immortalis […] console me with Thy everlasting peace, soothe me with the beauty of Thy […].[33]
  • […] of the material world, it is the glory, harmony, and beauty of its Creator […] from our own sense of mercy and holinessand patience and consistency […].[34]
  • Out of Sion the perfection of beauty our God shall manifest Himself […] in His holiness.[35]
  • […] heaven and earth by showing to us the glory and beauty of the Divine Nature […] I adore and glorify Thee, O Lord my God, for Thy great holiness […].[36]

4. D’autres termes associés à chacun des deux mots pris séparément

            Je dirai enfin un mot sur d’autres termes qui sont fréquemment associés aux mots « beauté » et « sainteté », qui appartiennent au même champ sémantique que ces deux mots, et qui enrichissent et éclairent la pensée de Newman. Je les citerai par ordre d’importance, en terminant par les plus fréquents :

1) Beauté : Dans un premier groupe se trouvent les mots : gloire ; pureté ; harmonie ; vertu ; puissance. D’un emploi plus fréquent sont : majesté ; douceur (sweetness) ; vérité ; rayonnement (radiance) ; clarté (brightness). Enfin, le terme le plus souvent associé à celui de beauté est le mot grâce

2) Sainteté : Dans un premier groupe se trouvent les mots : perfection ; lumière ; bonheur ; piété ; obéissance ; justice ; foi ; nouvelle naissance. D’un emploi plus fréquent sont : majesté ; gloire ; et, de nouveau, le mot vérité (qui se trouve ainsi associé à la fois à la beauté et à la sainteté). Enfin, beaucoup plus fréquents encore sont les mots righteousness(droiture, justice, justesse) et miséricorde (mercymercifulness). 

5. Essai d’interprétation

            Après cette débauche de citations, la question se pose, bien entendu : comment interpréter tout cela ? Car l’exercice n’a d’intérêt que s’il permet de mieux cerner et saisir la pensée de Newman. 

De ce qui précède, je tire cinq conclusions :

1)         Comme nous la rappelle la liturgie, « Dieu seul est saint », Dieu seul est la « source de toute sainteté »[37]. Cela, Newman l’a parfaitement compris. Dieu seul peut, selon lui, nous faire connaître la sainteté. Et il nous le fait connaître dans la personne du Christ. C’est ce qu’affirme Newman dans le sermon « La religion attrayante pour les hommes religieux » :

[Les hommes] ne savent pas ce que c’est que la sainteté, et ils ne peuvent obtenir la connaissance de la joie secrète qu’elle peut faire connaître, avant de s’unir véritablement et de tout cœur au Christ, et qu’ils se consacrent à Son service – jusqu’à ce qu’ils « goûtent », et qu’ils essaient […]. Nul autre que Dieu le Saint Esprit ne peut nous aider ici en éclairant et en changeant nos cœurs.[38]

Comme saint Paul, dit Newman, le chrétien doit fixer ses yeux sur le Christ son Sauveur, contempler « la splendeur et la gloire de sa sainteté », et puis « s’efforcer et prier pour que cette sainteté soit créée en nos cœurs »[39].  

2)         Ensuite vient le rapport entre le péché et la sainteté. Trop de catéchismes commencent – ou du moins commençaient – par le péché. Or, selon Newman, seule l’expérience de la sainteté de Dieu permet de comprendre, par un effet de contraste, ce qu’est vraiment le péché et toute son étendue. De même, c’est la découverte de la beauté de Dieu qui permet de prendre toute la mesure de la laideur du péché : 

Nous ne savons pas ce qu’est le péché, parce que nous ne savons pas ce qu’est Dieu […]. Seules la gloire de Dieu, Ses perfections, Sa sainteté, Sa majesté, Sa beauté, peuvent nous apprendre, par un effet de contraste, comment considérer le péché.[40]

Les saints catholiques, et eux seuls, reconnaissent véritablement le péché, parce que les saints catholiques, et eux seuls, voient Dieu. […] C’est la vision de Dieu, révélée à l’œil de la foi, qui nous rend hideux à nos propres yeux, à cause de notre découverte du contraste que nous présentons avec ce grand Dieu que nous contemplons. C’est la vision de Dieu dans Sa Gloire infinie, le Tout-Saint, le Tout-Beau, le Tout-Parfait, qui nous remplit d’un sentiment de mépris et d’horreur à notre propre égard. Nous sommes pleins d’autosatisfaction jusqu’à ce que nous en venions à contempler Dieu.[41]  

3)         Si le jeune Newman semble parfois exprimer une conception très volontariste de la sainteté – comme un état de « perfection » morale que nous créerions en nous-mêmes par nos propres efforts – il se rend compte progressivement que la beauté et la sainteté sont toutes deux un don de Dieu, don que l’homme est invité à accueillir en lui, afin d’en vivre. La « sainteté » de Dieu, comme sa « beauté », sont de l’ordre d’un don de vie nouvelle, une « vie dans l’Esprit » qui ne remplace pas notre vie charnelle et terrestre mais qui la transforme de l’intérieur. Gratia perfecit naturam : la grâce ne détruit ni ne remplace la nature mais, en la pénétrant, la porte à la perfection qui est celle d’une humanité transfigurée, ou l’authentique sainteté. 

4)         La beauté, sous toutes ses formes, attire. Et cela est vrai aussi de la « beauté de la sainteté ». Les vrais saints exercent une sorte d’attraction mystérieuse mêlée de fascination. Ils attirent les autres hommes, grâce à la puissanceintérieure qui les habitent – et qui est aussi une forme de beauté. C’est une nouvelle forme et une nouvelle manifestation du principe, cher à Newman, de l’« influence personnelle ». En voici quelques illustrations :

Un homme vraiment saint, bien qu’il ressemble extérieurement aux autres hommes, possède néanmoins en lui une puissance secrète qui lui permet d’attirer ceux dont la nature ressemble à la sienne, et d’influencer tous ceux qui possèdent en eux quelque chose de ce qui l’habite, lui.[42]

L’attraction exercée par une sainteté qui s’ignore, possède une force urgente et irrésistible.[43]

Les Apôtres étaient de tels hommes ; d’autres aussi peuvent être nommés, à leurs époques respectives, comme leurs successeurs en sainteté […]. Un petit nombre d’hommes ayant reçu des dons particuliers sauveront le monde pendant des siècles.[44]

Enfin, nous trouvons une illustration éclatante de cet attrait exercé par la sainteté chez les deux saints préférés de Newman dont il a dessiné plusieurs fois le portrait, saint Paul Apôtre et saint Philippe Neri. De tels hommes, malgré toutes leurs différences, se ressemblent en ceci, que 

laissant de côté les formes autant qu’ils pouvaient légitimement le faire, et permettant à l’influence de prendre la place de la direction, et à la charité celle de l’autorité, ils attirèrent à eux des âmes grâce à leur beauté intérieure, et les tinrent captifs par les affections régénérées de la nature humaine.[45]

5)         Ainsi, c’est, selon Newman, à travers ses saints, et grâce à « la beauté de leur sainteté », que Dieu agit dans l’histoire. Si nous souhaitons voir la main de Dieu dans les affaires des hommes, dit-il dans un sermon sur « les bienfaiteurs de l’humanité », nous devons 

tourner nos regards vers les vies privées, et guetter autour de nous ou dans nos lectures les vrais signes de la présence de Dieu, les grâces surnaturelles manifestées par la sainteté personnelle de ses élus, lesquels, si faibles qu’ils paraissent, sont puissants grâce à Dieu, exerçant une influence sur le cours de sa providence et suscitant de grands événements dans le monde, tandis que toute la sagesse et la puissance de l’homme naturel restent sans effets.[46]

            Serait-il inconvenant de conclure par la lecture d’une prière de Newman où s’exprime, dans toute sa plénitude, son sens aigu de la beauté de Dieu ?

Un acte d’amour

Mon Seigneur, je crois, je sais, je sens que Tu es le Bien suprême. Et, en disant cela, j’entends non seulement que Tu es la Bonté et la Bienveillance suprêmes, mais que Tu es la Beauté souveraine et transcendante. […] Je crois que, si belle que soit Ta création, elle n’est que poussière et cendres, et insignifiante, en comparaison de Toi qui es le Créateur infiniment plus beau. […] Et donc, mon cher Seigneur, puisque je perçois en Toi une si grande beauté, je T’aime et désire T’aimer de plus en plus. Puisque Tu es l’unique Bonté, Beauté, Gloire, dans tout le monde de l’être, et qu’il n’y a rien qui Te soit comparable, puisque Tu es infiniment plus glorieux et meilleur que la plus belle même des créatures, je T’aime donc d’un amour unique, souverain et singulier. […] Et je préférerais tout perdre plutôt que de Te perdre. Car Tu es, ô mon Seigneur, mon suprême et unique Seigneur et amour.[47]

Postscriptum

            Il est amusant de voir l’expression « the beauty of holiness » appliquée par d’autres à Newman lui-même – y compris parfois par ses adversaires ! En voici deux exemples :

1)         Le Dr Fairbairn, l’adversaire de Newman dans la dernière grande controverse de sa vie, sans renoncer aux critiques qu’il a formulées contre ce dernier (qu’il accuse de ne pas faire confiance à la raison), et tout en reconnaissant en lui un controversiste redoutable depuis toujours, lui rend cet hommage :

He has, as scarcely any other teacher of our age, made us feel the meaning of life, the evil of sin, the dignity of obedience, the beauty of holiness ; and his power has been due to the degree in which men have been constrained to believe that his words, where sublimest, have been but the dim and imperfect mirrors of his own exalted spirit. He has taken us into the secret places of his soul, and has held us by the potent spell of his passionate sincerity and matchless style, while he has unfolded his vision of the truth, or his quest after it. He has greatly and variously enriched the religious life of our people, and he lives in our imagination as the last at once of the fathers and of the saints. Whatever the degree of our theological and ecclesiastical difference, it does not lessen my reverence for the man, or my respect for his sincerity.[48]

2)   Dans une notice nécrologique, publiée dans un journal du nord de l’Angleterre, The Northern Echo, nous lisons ces lignes : 

The death of Cardinal NEWMAN has aroused a sense of loss all England over irrespective of creed or opinion. […] Whence, then, the loving respect in which Cardinal NEWMAN lived, the affectionate sorrow with which the news of his death is heard? […] The high dignity to which he attained was a tribute to the beauty of holiness – the holiness of the cloister, the closet, and the peaceful ways of secluded religious communion.


[1]  La première édition date de 1611. 

[2]  Que le lecteur ne se laisse pas impressionner outre mesure par la somme d’érudition que semblent représenter toutes les citations réunies ici. On trouve un outil précieux dans le moteur de recherche (« Searching the website ») intégré au site Internet  www.newmanreader.org ! L’outil est loin cependant d’être infaillible et rien ne remplace un travail de vérification personnel. 

[3]  De la Trinité, I, 1-13. C’est nous qui soulignons. 

[4]  Les Noms divins, IV, 7.

[5]  « Le monde invisible », Sermons paroissiaux IV, 13, p. 180-186.

[6]  Discourses Addressed to Mixed Congregations (1849), éd. Longmans, p. 207. 

[7]  « Offerings for the Sanctuary », Parochial and Plain Sermons [dorénavant: PPS], VI, 21, p. 304. Cf« Les offrandes pour le sanctuaire », Sermons paroissiaux, VI, p. 264 : « Si bien que pourvoir à la parure du culte de notre Dieu et Sauveur, rendre visible la beauté de la sainteté, apporter des offrandes au sanctuaire, accorder tous ses soins à l’architecture et sa révérence aux cérémonies du culte – toutes ces manifestations extérieures de la religion sont une sorte de profession et de confession de foi. Elle n’a rien que de naturel, rien que de logique chez ceux qui cultivent l’intériorité de la vie religieuse. Si elle est inconvenante, si elle et injurieuse au plus haut point chez ceux qui ne sont pas religieux, elle convient, elle est nécessaire au plus haut point chez ceux qui le sont. » (Ici et dans les citations suivantes, c’est nous qui soulignons (en caractères droits) la formule the beauty of holiness.)

[8]  « The Season of Epiphany », PPS, VII, p. 6 (Newman cite ici une série de passages de l’Ancien Testament). Cf. « Le temps de l’Épiphanie », Sermons paroissiaux, VII, p. 69 : « Entrez, courbons-nous, prosternons-nous ; à genoux devant Dieu qui nous a faits [Ps 95, 6] ! Exaltez notre Dieu, prosternez-vous devant son marchepied : lui, il est saint [Ps 99, 5]. Apportez à Dieu la gloire de son nom, présentez l’oblation, portez-la devant lui, adorez-le Seigneur dans sonparvis de sainteté [1 Ch 16, 29]. »

[9]  « The Crucifixion », PPS, VII, 10, p. 134-135. Cf« La crucifixion », Sermons paroissiaux, VII, p. 113 : « Prions Dieu de nous donner toutes les grâces et, tandis que nous le prions en premier lieu de nos rendre saints, prions-le aussi de nous donner la beauté de la sainteté, qui est faite de tendre et ardente affection envers Notre Seigneur et Sauveur – dans le cas du chrétien, c’est là qu’est la beauté physique dans le domaine de l’apparence – de sorte que, par la miséricorde de Dieu, nos âmes puissent être pourvues non seulement de force et de santé mais encore d’une sorte d’épanouissement et de charme et qu’à mesure que nos corps vieillissent nous puissions, par l’esprit, devenir d’année en année plus jeunes. »

[10]  « Inward Witness to the Truth of the Gospel », PPS, VIII, 8, p. 121. Cf« Du témoignage intérieur de la vérité de l’Évangile », Sermons paroissiaux, VIII, p. 105 : « Si vous faites valoir la grandeur du don qui consiste à être en paix avec Dieu, ou la difficulté en même temps que l’attrait de la perfection, ou la beauté de la sainteté, ou les dangers du monde […]. »

[11]  « Truth Hidden when not Sought After », PPS, VIII, 13, p. 196-197. Cf« La vérité demeure cachée si on ne la recherche pas », Sermons paroissiaux, VIII, p. 163-164 : « Le Christ et ses saints sont dépourvus de beauté et d’éclat [cf. Is 53, 2] aux yeux du monde et c’est seulement à mesure que nous nous efforçons de changer notre nature avec l’aide de Dieu et de le servir fidèlement que nous commençons à discerner la beauté de la sainteté. »

[12] Tract 71, On the Mode of Conducting the Controversy with Rome (1836) : « [Les imperfections de l’Église d’Angleterre, fruit des circonstances troubles de sa création] nous conduiront simplement à avouer qu’elle se trouve pour une part dans la situation que nous attribuons à sa sœur latine, à savoir en captivité ; et elles nous feront comprendre et utiliser à bon escient les prières de nos docteurs et gouverneurs les plus sages, tels que l’évêque Andrewes, pour qu’il plaira à DIEU de “jeter les yeux de nouveau sur sa sainte Église catholique et apostolique, dans sa captivité, de la visiter de nouveau comme Sauveur, et de la libérer pour qu’elle Le serve dans la beauté de la sainteté” ».

[13] Lectures on the Prophetical Office of the Church (1837), éd. Longmans, p. 106 : « Si le but de Rome est d’enseigner la vérité morale sous sa forme la plus élevée et la plus pure, tel un prophète ou un philosophe, plus attentive à cette vérité qu’à ceux auxquels elle s’adresse, et attirant vers elle des âmes grâce à la beauté de la sainteté et la rhétorique inconsciente de son propre sérieux, plutôt que par un stratagème quelconque, eh bien elle a échoué dans ce but […]. » 

[14] Lectures on the Doctrine of Justification (1838), éd. Longmans, p. 271 : « Les Apôtres ont gagné le cœur de ceux qui étaient affectueux et doux par la beauté de la sainteté, et par la grâce incarnée par le Christ telle qu’elle transparaît à travers le ministère et les ordonnances de son Église. »

[15]  « Sanctity the Token of the Christian Empire », Sermons on Subjects of the Day, 17, p. 253 : « Et c’est ainsi que dans le livre d’Isaïe, l’empressement des rois de la terre de se soumettre humblement à l’Église est considérée tout particulièrement comme un trait caractéristique de l’expansion de l’Église. Ils sont subjugués par la beauté de la sainteté, et ils cèdent facilement. » 

[16] Retraction of Anti-Catholic Statements : « Je déclare aussi dans le même ouvrage que “Rome nous a volé des principes élevés, qu’elle a conservés elle-même, quoique sous une forme corrompue. Quand nous l’avons quittée, elle ne nous permit pas de nous en aller dans la beauté de la sainteté ; nous avons abandonné nos vêtements et nous nous sommes enfuis”. »

[17]  Essay on the Development of Christian Doctrine, ch. 11, éd. Longmans, p 429. Cf.  Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, Ad Solem, 2007, p. 514 : « Les Exercices [de saint Ignace] ont pour but d’écarter les obstacles qui empêchent l’âme de recevoir les dons de Dieu et d’en tirer profit. Ils veulent arriver à cette fin de trois manières : en éloignant tous les objets de ce monde et en conduisant l’âme, pour ainsi dire, ”dans la solitude où Dieu puisse lui parler au cœur“ : en mettant sous les yeux de l’homme sa fin dernière et ses propres errements, la beauté de la sainteté et l’exemple de Jésus-Christ ; enfin, en lui donnant des règles pour se corriger. »

[18]  Parochial and Plain Sermons, VII, 14. 

[19]  Oxford University Sermons, 5. 

[20]  Parochial and Plain Sermons V, 13.

[21]  Parochial and Plain Sermons V, 11, p. 144-145.

[22]  Parochial and Plain Sermons V, 9.

[23]  « The Anglo-American Church », in Essays Critical and Historical, I.

[24]  « The Feast of the Annunciation of the Blessed Virgin Mary. The Reverence Due to Her », Parochial and Plain Sermons II, 12, p. 131-134.

[25]  Letter to Pusey, p. 67-68.

[26]  Parochial and Plain Sermons, I, 24.

[27]  Parochial and Plain Sermons, IV, 12, p. 198-199.

[28]  Parochial and Plain Sermons, V, 4. 

[29]  Parochial and Plain Sermons, V, 1.

[30]  Discourses to Mixed Congregations, 2.

[31]  Discourses to Mixed Congregations, 18.

[32]  Discourses to Mixed Congregations, 4, p. 62-63. 

[33]  Meditations and Devotions, Part III. 

[34]  Discourses to Mixed Congregations, 15. 

[35]  Tracts for the Times, Tract 75, 9.

[36]  Meditations and Devotions, III, p. 407.

[37]  Prière eucharistique n° 2 

[38]  Parochial and Plain Sermons, VII, 14, p. 198-199.

[39]  « The Duty of Self-denial », Parochial and Plain Sermons, VII, 7, p. 99-100

[40]  Discourses Addressed to Mixed Congregations, p. 33 : « We do not know what sin is, because we do not know what God is […]. Only God’s glories, His perfections, His holiness, His majesty, His beauty, can teach us by the contrast how to think of sin. » 

[41]  Sermons Preached on Various Occasions, p. 25-29 : « The Catholic Saints alone confess sin, because the Catholic saints alone see God. […] It is the sight of God, revealed to the eye of faith, that makes us hideous to ourselves, from the contrast which we find ourselves to present to that great God at whom we look. It is the vision of Him in His infinite gloriousness, the All-holy, the All-beautiful, the All-perfect, which makes us sink into the earth with self-contempt and self-abhorrence. We are contented with ourselves until we contemplate Him. »

[42]  « Christ Hidden From the World », Parochial and Plain Sermons, IV, 16, p. 244: « A really holy man, a true saint, though he looks like other men, still has a sort of secret power in him to attract others to him who are like-minded, and to influence all who have anything in them like him. » 

[43]  « The attraction, exerted by unconscious holiness, is of an urgent and irresistible nature. »

[44]  Oxford University Sermons, 5, p. 81-96 : « The Apostles were such men ; others might be named, in their several generations, as successors to their holiness […].  A few highly-endowed men will rescue the world for centuries. » 

[45]  Traduction française in : John Henry Newman, Saint Philippe Neri, Ad Solem, 2010, p. 180. Voici le texte anglais : « putting aside forms as far as it was right to do so, and letting influence take the place of rule, and charity instead of authority, they drew souls to them by their interior beauty, and held them captive by the regenerate affections of human nature. » (« St Paul’s Gift of Sympathy », Sermons Preached on Various Occasions, p. 119-120.)

[46]  « Les bienfaiteurs des hommes », Sermons paroissiaux, II, p. 8-19. Texte anglais : « [We must] turn our eyes to private life, watching in all we witness for the true signs of God’s presence, the graces of personal holiness in his elect; which, weak as they may seem to mankind, are mighty through God, and have an influence upon the course of His Providence, and bring about great events in the world at large, when the wisdom and strength of the natural man are of no avail. » (« The World’s Benefactors », PPS, II, 1, p. 4-5.)

[47]  Méditations sur la doctrine chrétienne, Ad Solem, p. 56-57. Traduction légèrement corrigée. 

[48]  Dans son deuxième article de la controverse, intitulé « Reason and Religion. A Reply to Cardinal Newman », publié dans The Contemporary Review en décembre 1885.