Études newmaniennes n° 27 (2011)
Newman, dans l’Apologia, eut ces paroles célèbres lorsqu’il déclara qu’après sa conversion au courant évangélique ou « grand changement de pensée » à l’âge de 15 ans, il tomba sous les influences d’un Credo précis et reçut dans son intelligence des impressions d’ordre dogmatique qui, grâce à la miséricorde divine, n’ont jamais été effacées ni obscurcies[1]. Il retint deux thèmes du commentateur évangélique des Écritures, Thomas Scott d’Aston Stanford, thèmes que « pendant des années j’ai utilisés presque comme des maximes » : « La sainteté avant la paix », et « La croissance est l’unique preuve de la vie »[2]. La recherche de la sainteté, le progrès dans la sainteté, ont été dès ces débuts précoces une préoccupation, sinon la préoccupation centrale, de la vie chrétienne de Newman. Walter Mayers, le professeur évangélique dont l’influence sur le jeune Newman fut significative à l’époque de son « grand changement de pensée » lui fit don d’un exemplaire des Pensées personnelles sur la religion de William Beveridge (1637-1708)[3]. En remerciant Mayers, Newman pria pour que le Saint Esprit qui avait rendu Beveridge capable d’adhérer fermement aux articles de sa foi, d’en tirer des résolutions et de les mettre en pratique, puisse être aussi son propre guide. La religion ne devait pas être notionnelle mais réelle. Newman reconnut plus tard le caractère formateur qu’eurent sur lui les Pensées personnelles de Beveridge. « Aucun livre ne me fut plus cher ni n’exerça une influence plus puissante sur ma dévotion et mes pensées habituelles »[4]. Ce que l’ouvrage de Beveridge réussit à lui faire comprendre, c’est le lien étroit entre foi chrétienne et vie chrétienne, c’est le caractère « pratique » et « expérimental » du christianisme[5]. Thomas Scott avait aussi trouvé chez Beveridge un stimulant dans la recherche de la sainteté. En le lisant, écrit-il, « j’ai commencé à savourer la simplicité, la spiritualité, l’amour du Christ et la tendresse pour les âmes qui rayonnent de manière si évidente en maints endroits de ses œuvres »[6]. Beveridge soulignait nombre de thèmes : le combat chrétien, la nécessité de la sainteté, la merveille du mystère de l’Incarnation, l’âpre chemin du renoncement à soi, et la Trinité comme aboutissement de notre existence[7].
L’archevêque Michael Ramsey, dans l’allocution qu’il adressa au Colloque Newman d’Oxford en 1966, immédiatement après son retour de Rome et sa rencontre avec le Pape Paul VI, qui aboutit à l’établissement de la Commission Internationale Anglicane-Catholique Romaine (ARCIC), avec son engagement en faveur du dialogue œcuménique sur la base des Écritures et des anciennes traditions communes, parla de la familiarité de Newman avec le Nouveau Testament, de sa compréhension des contrastes aux multiples facettes qu’il présente :
Le caractère mystérieux de la Révélation et la nature familière du Verbe fait chair ; la grandeur de la Souveraineté divine, de la Grâce et de l’Élection, et celle de la dignité des hommes ; le fait que le christianisme soit tourné vers l’autre monde (nous n’avons ici-bas aucune cité permanente), et la croyance que tout élément de la nature, tout moment du temps, a sens et importance aux yeux de Dieu ; et par-dessus tout que le christianisme est la vie de ceux qui sont appelés à être des saints et que la sainteté est la voie qui conduit aussi bien à la vérité qu’à l’unité.[8]
Ces mots sont caractéristiques aussi bien de Newman que de Michael Ramsey, et sans aucun doute de la tradition anglicane tout entière.
Les anglicans n’ont pas été dans l’ensemble de bons théologiens systématiques, et peut-être est-ce la raison pour laquelle Newman déclarait de manière caractéristique qu’il n’était pas théologien, au sens où les théologiens catholiques romains formés à la théologie scolastique ou néoscolastique étaient théologiens. L’archevêque Rowan Williams, dans son introduction au colloque sur les écrits anglicans sur la sainteté, Love’s Redeeming Work : the Anglican Quest for Holiness[9], souligne en commentaire qu’il est typique des auteurs anglicans « que la cohérence de leur vision chrétienne du monde dépende moins d’un système que du sens qu’ils ont de ce à quoi ressemble une existence humaine quand elle est en cours de transformation par Dieu dans le Christ »[10]. Il ajoute que « si des vies saintes sont reconnaissables, il y a là à première vue l’occasion de croire qu’une certaine forme d’unité doctrinale est tenue pour acquise ; et le travail de la théologie sera de dégager ce que pourrait être cette unité, plutôt que de tirer au clair toutes les controverses possibles avant qu’on ait le droit de reconnaître la sainteté »[11]. La sainteté implique la transformation de nos motifs d’action, et cela signifie qu’il y a chez les anglicans un souci permanent de l’intériorité et de l’importance du caractère secret de l’existence chrétienne[12]. Cela fournit sans aucun doute un élément important de la préoccupation de Newman pour le mystère en théologie, et Rowan Williams souligne que ce sont « les références caractéristiques de Newman à la probabilité et à l’intuition qui ont compté parmi les dons qu’il transmit de son ancienne communion à la nouvelle »[13]. Résumant dans une vue globale la recherche de la sainteté chez les anglicans, Williams conclut :
Ce qu’on a appelé la dimension de « scepticisme » dans la spiritualité anglicane reste, peut-être plus que jamais, un apport nécessaire à l’éventail des positions au sein du christianisme. C’est l’esprit qui prend son départ dans l’humilité, dans l’aveu que ce que je vois est limité à cause de mes manières habituelles de percevoir qui participent de ma nature déchue et de mon égoïsme. C’est la vision doctrinale elle-même qui enseigne cette réticence et cette mise en question de soi : autrement dit, la vision du monde de la théologie chrétienne est une vision qui dans son abondance et sa nature englobante même met au défi quiconque pense en avoir fait le tour et la posséder dans des formulations d’une excessive étroitesse. Je suis appelé d’abord à ne pas formuler de jugement sur la sainteté ou l’orthodoxie de mon prochain, mais à me tenir fermement devant le mystère révélé : celui de Dieu en trois personnes, de Dieu venu dans la chair, de Dieu dans la vie commune de prière et de pratique sacramentelle, me tenant prêt à tenir un regard critique sur moi-même. La confiance et la gratitude pour le don reçu me permettent de porter ce poids de mystère sans crainte et de le supporter sans que le scepticisme se change en agnosticisme.[14]
Peut-être détectons-nous cette note d’humilité et de remise en question de soi relevée par Williams dans les termes bien connus du poème de Newman « La colonne de nuée » : « Je ne demande pas à voir l’horizon lointain, un seul pas me suffit »[15].
Le Book of Common Prayer fournit le fondement commun de la quête anglicane de la sainteté. Comme le remarque l’évêque Kenneth Stevenson, les auteurs anglicans distinguaient souvent « l’œuvre du Christ pour nous sur la croix de son œuvre en nous par le Saint Esprit », et c’était là une vue « entretenue par le Prayer Book lui-même, qui situe le culte à l’intérieur du contexte large de pèlerinage de la foi et voit les sacrements comme naissant de ce pèlerinage dans le même temps qu’ils le nourrissent »[16]. Quelques brèves références au Prayer Book suffiront : l’absolution formulée à la Prière du Matin et à la Prière du Soir demande à Dieu le « don de vraie repentance et de son Esprit Saint afin que lui plaisent ces choses que nous faisons présentement, afin que le reste de notre vie à venir soit pur et saint, et que nous parvenions au terme de notre vie à sa demeure éternelle ». La Prière d’Action de Grâces Générale composée par Edward Reynolds, évêque de Norwich, lors de la révision du Prayer Book en 1662, demande que « nos cœurs expriment sans feinte notre reconnaissance et que nous manifestions Ta louange, non seulement par nos lèvres mais dans notre vie ; en nous consacrant à Ton service et en marchant devant Toi dans la sainteté et la justice tous les jours de notre vie »[17]. La Collecte pour la Pureté au début de la liturgie de la Sainte Communion du Prayer Book, à l’origine une prière de préparation par le célébrant selon le rite de Sarum, demande à Dieu de « purifier les pensées de nos cœurs par l’inspiration de Ton Esprit Saint, afin que nous T’aimions parfaitement et magnifions dignement Ton saint Nom »[18]. La prière d’action de grâces après la communion demande que Dieu veuille nous assister par sa grâce, « afin que nous continuions dans ce saint compagnonnage et accomplissions toutes ces bonnes œuvres que Tu as préparées pour guider nos pas ». Dans le Rituel de la Confirmation l’Évêque prie pour ceux qui vont être confirmés afin qu’ils soient fortifiés « par l’Esprit Saint, le Consolateur, et grandissent chaque jour dans les multiples dons de la grâce ». C’est sur cet arrière-plan théologique que doivent être compris les commentaires de Newman dans sa correspondance avec Sir James Stephen en mars 1835. Il écrit, en recommandant l’exemple donné par l’évêque Butler, que la meilleure façon, celle qui est le plus en conformité avec la règle de l’Église primitive, est d’enseigner « ordinairement les Vérités les plus sacrées par des rites et des cérémonies ».
On ne peut imaginer mode d’enseignement plus public, plus constant, plus impressionnant, plus permanent et en même temps plus empreint de révérence que celui qui fait des formes de la dévotion le mémorial et l’expression de la doctrine, et cela parce que l’attitude même de l’esprit lors du culte est nécessairement empreinte de révérence. Et c’est ainsi que les chrétiens reçoivent littéralement l’Évangile à genoux et dans un état d’esprit absolument différent de cet esprit critique et polémique qu’engendre le fait d’être assis et d’écouter.
Les gens devaient être conquis « par la tendresse et le caractère mystérieux de notre liturgie ». Et Newman déclare à Stephen qu’il désirait sérieusement que « le Sacrement soit aujourd’hui tel qu’il était dans l’Église primitive […] la présence du Christ dans l’Église pour la doctrine et la grâce, une révélation permanente de l’Incarnation »[19].
L’intérêt porté par le Mouvement d’Oxford à la sainteté s’est construit sur un long héritage anglican de dévotion sacramentelle, de piété personnelle et de discipline ascétique. Les pères du Mouvement d’Oxford se sont tournés non seulement vers les Pères de l’Église et l’Église des premiers siècles, mais aussi vers les théologiens du dix-septième siècle, vers des hommes comme l’évêque Lancelot Andrewes, dont les grandes séries de sermons pour l’année liturgique caractérisent, pour le théologien orthodoxe Nicholas Lossky, le cœur de la tradition mystique anglicane, et l’évêque Jeremy Taylor dont la Vie Sainte et la Mort Sainte sont devenus des classiques anglicans. Deux extraits suffiront, semble-t-il, à illustrer ces deux auteurs. D’abord un extrait de Lancelot Andrewes sur la puissance de la Résurrection :
Cette puissance n’est autre que cette divine qualité de la grâce reçue de Lui. Que nous la recevions de Lui est certain : prions seulement et faisons en sorte que nous « ne la recevions pas en vain » (2 Co 6, 1). L’Esprit Saint, par des voies inconnues de la chair et du sang, nous l’inspire comme un souffle, nous la distille comme une rosée, l’introduit dans l’âme comme une secrète influence. Car si la philosophie accorde aux corps célestes une action invisible en nous, puissions-nous mieux encore nous ouvrir à Son Esprit éternel, d’où une telle force, un tel souffle peut procéder et être reçu de nous.
Lequel souffle ou esprit est attiré en nous par la prière et autres exercices de dévotion de notre part ; et, de la part de Dieu, insufflé en nous dans, par et avec la parole bien nommée donc par l’Apôtre, « la parole de la grâce » (Ac 20, 32). Et je peux le dire sans risque d’erreur, spécialement et principalement sur l’autorité de ces paroles, qui, comme Il le dit lui-même, sont « esprit et vie » (Jn 6, 3) : ce sont précisément ces paroles qui, jointes à l’élément du pain et du vin, constituent le saint Sacrement.[20]
Le second extrait est tiré du début de La Vie Sainte de Jeremy Taylor :
Il nous appartient seulement de nous rappeler et d’adorer pour cela la bonté de Dieu : Dieu nous a non seulement permis de pourvoir aux nécessités de notre nature, mais Il a fait qu’elles deviennent des éléments de notre devoir ; si, en orientant ces actions à la gloire de Dieu, nous voulons en faire des instruments nous permettant de maintenir nos personnes à son service, Lui en les adoptant au service de la religion peut nous faire passer de la nature à la grâce et accepter nos actes naturels comme des actes de Religion […]. Il n’y a pas une minute de notre vie, une fois que nous sommes parvenus à l’âge de raison, où nous ne soyons ou ne puissions être en train d’accomplir l’œuvre de Dieu, même lorsque nous sommes le plus au service de nous-mêmes.[21]
Comme ultime exemple de cette forme classique de dévotion anglicane nous pouvons citer l’œuvre de John Cosin, Collection of Private Devotions, publiée en 1627 à la demande du roi Charles Ier pour servir aux demoiselles d’honneur anglaises de la reine Henriette-Marie[22]. Cosin produisit un manuel explicitement destiné à refléter la pratique de l’Église ancienne, l’ouvrage étant tiré des Saintes Écritures, des Pères de l’Église primitive et de l’office divin de notre propre Église[23]. Cosin demandait instamment à l’anglican fervent de prier sept fois par jour et il incluait dans ses dévotions des prières pour les morts, la mention du ministère des anges, des prières pénitentielles et des préparations à l’absolution. L’ouvrage fut l’objet d’attaques virulentes du puritain William Prynne[24]. Dans sa Préface à son Recueil, « touchant à la Prière et aux Formes de Prière », Cosin écrivait que « pour le bien et le bien-être de nos âmes il n’y a rien dans la religion chrétienne de comparable à l’usage et à la force permanente dans toutes les heures de notre vie que l’exercice spirituel de la Prière et de la Dévotion ». Le Notre Père est le modèle fondamental de la prière ; les heures de prière ont été établies afin que « les hommes, avant qu’ils se mettent à prier, puissent savoir que dire et évitent, autant que faire se peut, toutes effusions improvisées de prières oiseuses et mal digérées », et qu’ils parlent
dans le langage grave et pieux de l’Église du Christ […] guidée par l’Esprit de Dieu […] et ne pas nous perdre pour notre confusion dans des déclarations subites, abruptes ou grossières, inspirées par les mouvements de notre propre esprit ; et un modèle donné de dévotion personnelle qui conduise à la jouissance d’une communion perpétuelle aussi bien avec les saints triomphants que les saints militants ; et nous aurons juste cause de concevoir qu’une si large part de notre vie est céleste et divine si nous la passons dans ce saint exercice de prière et de dévotion.[25]
Ce que Cosin demandait avec insistance se trouvait aussi dans les Preces Privatae de Lancelot Andrewes que Newman avait en si haute estime et qui furent publiées en traduction en 1840 comme le no 88 des Tracts for the Times, et, bien entendu, dans le Bréviaire, que Newman prit comme souvenir parmi les livres de Hurrell Froude après la mort de ce dernier[26].
Le Dr Alf Härdelin dans son étude novatrice sur La Compréhension tractarienne de l’eucharistie écrit que « la sainteté, la révérence, l’obéissance et la pénitence sont quelques-uns des mots-clés qui caractérisent la piété tractarienne en général »[27]. Un érudit suédois plus ancien, l’archevêque Yngve Brilioth, avait écrit que le dynamisme le plus fort du Mouvement d’Oxford avait été « l’aspiration à la sainteté » et la conviction que « la sainteté est la note la plus essentielle de l’Église »[28]. Dans son commentaire sur la théologie eucharistique et la piété de Newman, Härdelin note comment l’Eucharistie est devenue pour Newman « de plus en plus un mystère […] un mystère d’amour dont il fallait apprécier le prix et faire un fréquent usage, à cause de l’inexprimable grandeur de ses bienfaits »[29]. Il cite à titre d’exemples deux extraits des sermons manuscrits de Newman :
Quel gain considérable pour ceux qui en jouissent, quel bien désirable, quel rare privilège ; à quel prix devons-nous le tenir quand nous l’avons, combien devons-nous nous lamenter quand nous ne l’avons pas, quelle crainte devons-nous éprouver parfois de ne pas l’avoir ; combien il faut nous y préparer, combien il nous faut en tirer profit, combien il faut ensuite nous en souvenir.[30]
Et quelle grande perte de s’abstenir de la communion :
Je ne me hasarde pas à dire ce que vous perdez, mais vous perdez quelque chose dont vous ne connaissez pas la nature. Vous perdez une entrée mystérieuse à la Cour du Dieu vivant ; vous perdez la présence protectrice du Christ votre Sauveur, vous perdez le privilège de ce souffle qui jadis souffla sur Ses Apôtres, de cette manne céleste qu’Il a promise à la multitude quand Il l’a miraculeusement nourrie de pain […] priez afin que devoir et privilège aillent du même pas.[31]
John Keble dans son poème pour la Chandeleur, la Fête de la Purification de la Bienheureuse Vierge Marie, dans The Christian Year avec sa suite de poèmes basés sur les offices du Prayer Book et les lectures des dimanches et fêtes de l’année chrétienne, et construits sur les paroles des Béatitudes : « Bienheureux les purs de cœur, car ils verront Dieu » (Mt 5, 8), écrit :
Bienheureux les purs de cœur,
Car ils verront notre Dieu.
Le secret du Seigneur leur appartient,
Leur âme est la demeure du Christ.
Nous cherchons, Seigneur, Ta présence ;
Puisse ce bonheur être le nôtre.
Donne-nous un cœur humble et pur,
Un temple digne de Toi.[32]
Quand, vers la fin de sa vie, Keble accepta une invitation à prêcher le dimanche de Pentecôte au collège de théologie de l’évêque Samuel Wilberforce à Cuddesdon, il prit pour thème « La peur de la Pentecôte » en s’appuyant sur le texte d’Actes 2, 23 : « et la peur s’empara de toutes les âmes ». Comme Lancelot Andrewes avant lui, Keble voyait la Pentecôte, « Dieu en nous », comme l’accomplissement de l’Incarnation, « Dieu avec nous ». La Pentecôte signifie que les chrétiens vivent maintenant d’une vie nouvelle, « une vie qu’ils tiennent entièrement du Christ », une vie qui est à la fois la Sienne et la leur, par laquelle ils sont joints à Lui au point d’être en vérité et en fait « participants de la nature divine ». Le don de Pentecôte est « une crainte divine qui vous transporte »[33]. Dans son hymne du soir écrite à une date bien plus ancienne, Keble avait tourné son regard vers ce temps où « dans l’océan de Ton amour, nous nous perdrons dans le ciel ». Il partageait avec Newman l’idée que ce qui est au cœur de la sanctification est le don que Dieu fait de Lui-même :
Et qu’un don plus haut que la grâce
Dût raffiner la chair et le sang,
La Présence de Dieu et Son être même,
Et l’Essence toute divine.[34]
Pour Keble comme pour les autres Pères du Mouvement d’Oxford, l’Eucharistie est « le foyer tout spécial de l’œuvre de sanctification de Dieu ». « Elle remet dans l’esprit des chrétiens l’œuvre du Christ, et elle est le moyen grâce auquel ils participent à Sa vie et à Son action. Elle n’en remet pas moins à l’esprit l’œuvre du Christ par le fait de “se souvenir” des puissants actes salvateurs. Elle est à la fois sacrifice et sacrement »[35]. Le tract de Keble sur L’Adoration eucharistique (1857), dans lequel, comme le croyait Owen Chadwick, Keble se rapproche au plus près de la qualité de théologien même si « la puissance de l’ouvrage réside dans la poésie de dévotion dissimulée dans la prose, non dans la théologie »[36], cherche à démontrer que « si l’Eucharistie est le moyen désigné d’avoir part à la sainteté de Dieu et à l’offrande du Christ, alors il nous est légitimement permis d’adorer dans le Sacrement la Présence du Christ ».
Il n’y a pas plus de raison d’objecter à pareille adoration centrée sur le Sacrement au motif qu’elle constitue un emprisonnement de Dieu que d’objecter à l’Incarnation elle-même. L’Eucharistie est en fait une extension de l’Incarnation et nous appelle à un culte et à une adoration toute particulière, à cause de la grandeur du bienfait que Dieu nous donne, au fait qu’il soit offert à chacun de nous personnellement et individuellement, et que dans l’offrande de ce don nous connaissons la profondeur de la condescendance du Christ à notre égard et de sa volonté d’abaissement de soi.
Ce que donc nous mangeons, cela même nous devons très humblement l’adorer, non pas moins mais davantage encore, car en se donnant ainsi à nous Il s’abaisse tellement par amour pour nous […] Si nous croyons vraiment que ce qu’Il déclare être Sa Chair et Son Sang c’est Jésus Christ qui se donne Lui-même sous les espèces du Pain et du Vin, comment pouvons-nous nous retenir de remercier et donc d’adorer (car remercier Dieu c’est adorer) l’inexprimable Don aussi bien que le généreux donateur ? Vu que dans ce cas les deux ne font qu’un.[37]
Passant de John Keble à Edward Bouverie Pusey, que Yngve Brilioth considérait comme le doctor mysticus du Mouvement d’Oxford[38], nous découvrons une piété et un souci de la sainteté qui puisent dans la théologie poétique du théologien syriaque saint Ephrem[39], dans les Pères grecs, dans les auteurs médiévaux, saint Bernard en particulier, mais également chez Ruysbroek, Tauler, Catherine de Sienne, Thomas à Kempis et Bonaventure, les carmélites espagnols saint Jean de la Croix et sainte Thérèse d’Avila, et le jésuite du dix-septième siècle Jean-Joseph Surin (1600-1665) dont les Fondements de la vie spirituelle a été traduit par Pusey[40]. Pusey, jugeait Owen Chadwick, fut le seul des Pères du Mouvement d’Oxford pour lequel le mot « extatique » vient naturellement à l’esprit lorsqu’on lit ses sermons. « Il aimait contempler la présence du Christ dans l’âme ; il voyait l’obéissance moins comme une action que comme un paisible repos dans la volonté de Dieu ; l’Eucharistie, selon lui, était la porte par où passait le Seigneur pour venir habiter dans l’âme »[41]. Sa rigueur morale, au jugement de Chadwick, pouvait être sévère :
Si Newman poussait parfois trop rigoureusement les exigences de la sainteté, c’était encore plus vrai de Pusey. Ce n’est pas qu’il ne savait pas reconnaître les cheminements de la grâce ni l’incapacité de l’homme, ni la justification par la foi. Mais il mettait tout son zèle à rappeler à l’âme sa redoutable responsabilité quand elle se tient sous le jugement de Dieu, et pouvait sans doute provoquer un sentiment de tension.[42]
Il reste que Pusey avait clairement conscience que le cœur de sa prédication était « d’inculquer ce Grand Mystère exprimé par ces paroles : être “dans le Christ”, être les “Membres du Christ”, “les Temples du Saint Esprit” ; d’inculquer que le Christ demeure réellement et véritablement dans le cœur des fidèles »[43]. Comme Brilioth le souligne, « le Christ en nous est le mystère tout particulier de l’Évangile […] C’est le mystère même et le bonheur même des sacrements que par l’un Christ se lie à nous, que par l’autre Il descende jusqu’à nous afin de devenir “un avec nous et nous avec Lui”. Et c’est ainsi que l’Eucharistie devient la Porte même du Ciel »[44]. Mais les blessures du Christ le sont aussi. Elles ont la « capacité de la Divinité » ; elles sont les portes du Paradis[45]. L’Eucharistie nous a donné l’avant-goût de la vie du ciel, cette vie où « toute la vérité s’ouvre à vous, tout l’amour vous remplira […] Tout ce à quoi vous aspirez sera vôtre à jamais ; car la Sainte Trinité sera à vous à jamais […]. [Le Seigneur vous comblera] de sa Grâce, vous comblera de lui-même, lui l’Auteur de la Grâce »[46].
Pusey croyait fermement que le but de notre nature humaine était qu’en Christ nous soyons « greffés en Dieu, déifiés (In-Godded, Deitate) ». De même que Lancelot Andrewes dans ses sermons traçait l’itinéraire qui va du « Dieu avec nous » de Noël au « Dieu en nous » de la Pentecôte, de même Pusey faisait preuve d’une veine semblable dans son enseignement. C’est ainsi qu’il résumait la fête de l’Ascension : « Nous sommes au Ciel en Lui, Lui sur terre en nous ». On peut dire du dimanche de Pentecôte qu’il est « l’accomplissement de l’Ascension ».
Son Don est la Source même de Son Amour […]. Lui, par Sa Présence, élargira à ce point l’âme que, comme au jardin d’Éden, Il […] s’y promènera, et ce sera Son plaisir d’y demeurer […]. Il nous donnera Tout ce qu’Il est, Il nous demande en retour le néant que nous sommes.[47]
Le dominicain Gabriel O’Donnell, parlant de la spiritualité de Pusey, note qu’il y avait un côté dépressif et sombre dans la constitution de Pusey, un côté apte à souligner la faiblesse et la peccabilité de la nature humaine, et, l’accompagnant, le besoin « d’humilité et d’humiliations extrêmes »[48]. O’Donnell note qu’il y a deux thèmes théologiques qui « donnent les contours de l’expérience et de la conception de la vie intérieure chez Pusey » : l’un est l’Incarnation et l’autre un mysticisme de la Croix.
L’imitation du Christ crucifié et l’efficacité de son précieux sang sont des thèmes que Pusey puisait chez les Pères et dans les sources catholiques romaines ; ils s’inséraient dans ses lettres de direction et se déployaient dans ses nombreux sermons qui traitaient de presque tous les aspects de la sainteté chrétienne. Pour Pusey l’Incarnation et la Croix étaient deux aspects de la même réalité divine[49].
Pour Pusey tout commence et s’achève en Dieu : « […] c’est tout votre être intime qui doit être changé, et personne ne le change jamais sinon Dieu, et Il le fera si vous l’en priez »[50]. C’est le Tract de Pusey sur le baptême (Tract 67 des Tracts for the Times) qui fut le plus long et le plus substantiel des Tracts : il y explicite une théologie de la régénération baptismale comme étant effectivement une nouvelle naissance et le don d’une nouvelle nature. Quand le Jugement Gorham de 1850 autorisa qu’on pût nier, comme c’était le cas de George Cornelius Gorham, la régénération baptismale, ce fut là un coup porté à une doctrine clé des Tractariens, un coup qui minait leur théologie des sacrements. Ce n’est pas seulement le jugement d’un tribunal séculier en matière de doctrine chrétienne qui poussa Henry Manning et d’autres encore à rejoindre l’Église de Rome, mais le fait qu’il autorisait à ne voir dans le baptême qu’une simple cérémonie extérieure au lieu d’être le commencement d’une vie surnaturelle dans le Christ. C’est parce que le Mouvement d’Oxford soutenait une doctrine aussi haute du baptême qu’il connut aussi un renouveau de la confession dans l’Église d’Angleterre. Pusey n’enseignait pas seulement que la sainte Eucharistie était un réconfort pour le pénitent, mais que le sacrement de la confession faisait partie d’une discipline nécessaire pour ceux qui cherchaient à grandir dans la ressemblance au Christ[51].
La quête de la sainteté chez Newman se situant dans le contexte de la tradition anglicane et dans le contexte élargi du Mouvement tractarien, l’ethos catholique dont on avait besoin pour sous-tendre cette quête est perçu, comme James Pereiro l’a récemment démontré, comme une préoccupation majeure, et ses propres termes nous fournissent la conclusion qui convient :
Toute espèce de « divorce » entre doctrine et éthique était étranger à l’esprit de Keble, Froude, Newman et leurs amis : pour eux, en matière théologique, l’orthodoxie ne peut être séparée de l’orthopraxis ; les deux sont intimement et inséparablement liées et ne peuvent survivre ni prospérer isolées l’une de l’autre : la sainteté est ce que vise la révélation de Dieu ; elle doit s’accomplir dans la vérité, et la vérité ouvre ses trésors à ceux qui recherchent la sainteté.[52]
(Traduit par Maurice et Simone Montabrut)
[1] J. H. Newman, Apologia pro vita sua, 1ère édition 1864, p. 58 ; traduction française : Ad Solem, 2003, p. 120.
[2] Ibid., p. 61 ; cf. trad. française : Ad Solem, 2003, p. 124. Thomas Scott (1747-1821) fut recteur d’Aston Sandford dans le Buckinghamshire de 1801 jusqu’à sa mort. Dans son autobiographie The Force of Truth (1779), il décrit son itinéraire théologique qui l’amena d’un rationalisme unitarien à un trinitarisme calviniste, et David Newsome suggère que Newman s’est fait inconsciemment l’écho des paroles de Scott à la fin de La Force de la Vérité – « Time, how short! Eternity, how long! life how precarious and vanishing! death how certain! » (« Le temps, combien court, l’éternité, combien longue ! la vie, combien précaire et fugace ! la mort, combien certaine ! ») – quand il commença le dernier paragraphe de l’Essai sur le développement par ces mots : « And now, dear Reader, time is short eternity is long » (« Et maintenant, cher lecteur, le temps est court, l’éternité est longue ! ») (J. H. Newman, An Essay on the Development of Christian Doctrine, Londres, 1845, p. 453 ; D. H. Newsome, « The Evangelical Sources of Newman’s Power » in John Coulson et A. M. Allchin, The Rediscovery of Newman : an Oxford Symposium, Londres, 1967, p. 19).
[3] Evêque de Saint-Asaph, 1704-1708.
[4] Note manuscrite dans l’exemplaire de Newman des Private Thoughts de Beveridge, citée par Martin J. Svaglic dans son édition de l’Apologia (Oxford, 1967), p. 549.
[5] Cf. Geoffrey Rowell, « The roots of Newman’s “Scriptural Holiness”: some formative influences on Newman’s spirituality », Internationale Cardinal Newman Studien, Haroldsberg, Glock & Lutz, X, 1978, p. 15.
[6] Thomas Scott, The Force of Truth, 1779, p. 94.
[7] G. Rowell, in Newman Studien, X, p. 16.
[8] A. M. Ramsey, « The Significance of Newman today » in Coulson & Allchin, The Rediscovery of Newman : an Oxford Symposium, p. 8.
[9] Geoffrey Rowell, Kenneth Stevenson et Rowan Williams (eds.), Love’s Redeeming Work : The Anglican Quest for Holiness [L’Œuvre rédemptrice de l’amour : la quête anglicane de la sainteté], O.U.P., 2001.
[10] Love’s Redeeming Work, p. xxiv.
[11] Ibid.
[12] Ibid., p. xxvi.
[13] Ibid., p. xxviii.
[14] Ibid., p. xxxii.
[15] J. H. Newman, Verses on Various Occasions, Londres, 1868, p. 133. Le poème fut publié originellement dans le recueil Lyra Apostolica, 1836. Pour la réception du poème, voir Owen Chadwick, « ‘’Lead, Kindly Light’’ » in The Spirit of the Oxford Movement : Tractarian Essays, Cambridge, 1990, p. 86-98.
[16] Love’s Redeeming Work, p. 193.
[17] Pour l’arrière-plan historique, voir J. H. Blunt, The Annotated Book of Common Prayer, Londres, Oxford & Cambridge, Rivingtons, 1876, p. 66 n.
[18] C’est une prière qu’on trouve dans le Sacramentaire d’Alcuin ; cf. Blunt, op. cit., p. 166 n.
[19] Lettre du 16 mars 1835 à Sir James Stephen, in The Letters and Diaries of John Henry Newman, V, Oxford, 1981, p. 46-47.
[20] « Sermon I of the Resurrection » in Lancelot Andrewes, Ninety-Six Sermons, Oxford et Londres, 1874, II, p. 206 ; Love’s Redeeming Work, p. 116.
[21] Jeremy Taylor, The Rules and Exercises of Holy Living (1650), Londres, 18e edition 1700, p. 3. Taylor a écrit aussi The Rule and Exercises of Holy Dying(1651).
[22] John Cosin, qui se maintint fermement dans la tradition de la Haute Église, s’exila à Paris quand il fut expulsé de son poste de principal de Peterhouse, Cambridge, en 1644. Il servit de chapelain aux membres anglicans de la maison de la reine Henriette-Marie. À la Restauration, il devint évêque de Durham et eut une influence significative dans la révision en 1662 du Book of Common Prayer.
[23] John Cosin, A Collection of Private Devotions, 1627 (nouvelle édition, 1867).
[24] William Prynne, A Briefe Survay and Censure of Mr Cozen. His Couzening Devotions, 1628. Cf. Graham Perry, Glory, Laud and Honour : the Arts of the Anglican Counter-Reformation, Woodbridge, Boydell Press, 2008, p. 114-117.
[25] John Cosin, A Collection of Private Devotions, p. 1-6, passim. Un autre exemple, plus tardif, est Devotions in the Ancient Ways of Offices, 1706 (rééd. General Books, 2010).
[26] Cf. Donald A. Withey, John Henry Newman, The Liturgy and the Breviary : Their Influence on his Life as an Anglican, Londres, Sheed & Ward, 1992 ; Henry Tristram, « With Newman at Prayer » in John Henry Newman : Centenary Essays, Londres, Burns Oates & Washbourne, 1945, p. 113-114.
[27] The Tractarian Understanding of the Eucharist, Acta Universitatis Upsaliensis – Studia Historico-Ecclesiastica Upsaliensa, 8, 1965, p. 5116.
[28] Yngve Brilioth, The Anglican Revival : Studies in the Oxford Movement, Londres, Longmans, Green & Co., 1933, p. 260.
[29] Härdelin, op. cit., p. 321.
[30] J. H. Newman, MS Sermon 459, 10 f., cit. Härdelin, op. cit., p. 321.
[31] Ibid., 9 f., cit. Härdelin, op. cit., p. 321.
[32] On notera que la Fête de la Chandeleur était la fête patronale du Collège d’Oriel et, en tant que telle, d’une importance particulière pour Keble, Newman et Hurrell Froude, tous trois fellows d’Oriel. Quand Newman prêcha son dernier Sermon universitaire sur « La théorie des développements dans la doctrine religieuse » lors de la Chandeleur 1843, il choisit comme exergue Luc 2, 19 : « Mais Marie gardait toutes ces choses et les méditait dans son cœur ».
[33] John Keble, Pentecostal Fear, a Sermon Preached in the Parish Church, Cuddesdon, Tuesday, May 24, 1864 ; cité dans Geoffrey Rowell, « John Keble – A Speaking Life, I The Priest », in Charles R. Henery (ed.), A Speaking Life : the Legacy of John Keble, Leominster, Gracewing, 1995, p. 18.
[34] J. H. Newman, The Dream of Gerontius in Verses on Various Occasions, p. 334.
[35] Geoffrey Rowell, The Vision Glorious : Themes and Personalities of the Catholic Revival in Anglicanism, Oxford, 1983, p. 35-36.
[36] Owen Chadwick, « The Limitations of Keble » in The Spirit of the Oxford Movement, Cambridge, 1991, p. 59-60.
[37] Geoffrey Rowell, The Vision Glorious, p. 36, citant John Keble , On Eucharistical Adoration, 1857, p. 75-76.
[38] Yngve Brilioth, The Anglican Revival, p. 296.
[39] Cf. Geoffrey Rowell, « Making the Church of England Poetical : Ephraim and the Oxford Movement », Hugoye : Journal of Syriac Studies, janvier 1999.
[40] Brilioth, op.cit, p. 297 ; John Saward, Perfect Fools : Folly for Christ’s sake in Catholic and Orthodox Spirituality, Oxford, 1980, p. 118-146 for Surin, et p. 203-208 pour Pusey et Surin.
[41] Chadwick, The Spirit of the Oxford Movement, p. 39.
[42] Ibid., p. 40-41.
[43] E.B. Pusey, Sermons During the Season from Advent to Whitsuntide, 2e édition 1848, p. iii.
[44] Brilioth, op cit., p. 321, citant Pusey, Sermons During the Season from Advent to Whitsuntide, p. 238.
[45] Brilioth, op. cit., p. 298, citant Pusey, Introduction à Surin, The Foundations of the Spiritual Life, p. xxxiii.
[46] Pusey, The Presence of Christ in the Holy Eucharist, 1853, p. 74.
[47] Pusey, Sermons During the Season from Advent to Whitsuntide, p. 344-5, 349, 353.
[48] « The Spirituality of E. B Pusey » in Perry Butler (ed.), Pusey Rediscovered, SPCK, 1983, p. 250.
[49] Ibid., p. 242.
[50] Pusey à Sœur Clara, 14 août 1845, in ibid., p. 244.
[51] Cf. Keith Denison, « Dr Pusey as Confessor and Spiritual Director » in Pusey Rediscovered, p. 210-230.
[52] James Pereiro, “Ethos” and the Oxford Movement : At the Heart of Tractarianism, Oxford, 2008, p. 234.